Prologue

Ezio

Officiellement, l’agence n’existe pas.

Pourtant, tous veulent travailler avec nous : politiciens, hauts fonctionnaires, chefs d’entreprises, et même… la mafia.

Nos clients ? Personne ne peut dire s’ils sont du côté des gentils ou des méchants. Nous nous situons dans une zone grise, menés par notre instinct et nos propres convictions.

Beaucoup aimeraient être nous, beaucoup aimeraient faire comme nous, mais il n’y a qu’une seule agence.

Et quand on compose notre numéro, c’est souvent pour une cause désespérée.


Chapitre 1

Ezio

Je pousse la porte du bâtiment industriel, tout en consultant l’heure sur ma montre.

Pile à l’heure, comme toujours.

Je découvre que les lieux sont désaffectés et que le seul moyen de rejoindre l’étage est par un monte-charge au moins aussi vieux que la Bible. Je résiste à l’envie de lever les yeux au ciel. La mise en scène est tellement cliché que c’en est risible. C’est quoi la prochaine étape ? Le bruit angoissant d’un robinet qui goutte ? Un chat noir qui passe ? Un néon qui crépite ? Mais ça me confirme une chose : les personnes avec lesquelles j’ai rendez-vous ne sont pas aussi pro qu’elles aimeraient le paraître. Quand on s’inspire d’un mauvais film d’action pour une rencontre de ce genre, c’est qu’on n’a pas beaucoup d’idées… ou d’expérience.

 J’ouvre la grille du monte-charge et Randy sur mes talons demande :

— Vous ne m’avez pas dit comment on devait se la jouer. Est-ce que vous êtes le méchant flic et moi le gentil ?

Je dois faire tous les efforts du monde pour ne pas lui ricaner au nez. Avec ses cheveux d’un blond angélique et son visage qui n’a jamais dû voir un rasoir, il me fait penser à ces fils à papa qui bossent comme caddie au country club local le temps d’un été, afin de dire qu’ils se sont confrontés au monde du travail. Si ça se trouve, c’est même là-bas que Silas l’a trouvé avant de me le coller dans les pattes. Comme si j’avais besoin d’un gamin encore puceau pour me seconder !

— Je parle, tu te tais.

Mon ton est sans appel et la déception dans son regard, immédiate. Il va falloir qu’il apprenne à maîtriser sa poker face s’il veut avoir d’autres occasions de sortir des quatre murs de l’agence. Hors de question que je me balade avec lui, s’il n’y arrive pas. 

— Alors pourquoi je suis là ? demande-t-il alors que j’actionne les boutons de l’ascenseur.

— Je me le demande encore, grommelé-je avant d’ajouter d’une voix plus intelligible : tu me serviras de témoin. Si ça tourne mal, essaye de ne pas te faire descendre et préviens Kellan ou Silas au plus vite.

Randy devient aussi pâle que sa chemise.

Bordel ! Est-ce que Silas lui a au moins expliqué ce qu’on fait à l’agence ?

Je n’ai certainement pas le temps de le faire maintenant. Je l’observe quelques secondes, afin de vérifier qu’il n’est pas en train de faire dans son froc, puis lance :

— Vire-moi cette cravate, on a rendez-vous avec des mafieux, pas avec le curé de la paroisse.

Il commence à tirer sur le nœud de celle-ci, mais il ne peut s’empêcher de la ramener une nouvelle fois :

— Mais Silas porte des cravates, lui.

— Silas pourrait se pointer à ce rendez-vous avec une plume dans le cul, les mecs d’en face le prendraient tout de même au sérieux. Mais tu n’es pas lui.

Il obéit enfin et je lui fais signe de faire sauter le premier bouton de sa chemise. Pas besoin qu’il ressemble à Forrest Gump, non plus. 

Le monte-charge stoppe et j’en ouvre la grille. Je plonge une main dans ma poche, afin de me donner un air décontracté, alors que de l’autre, je tiens fermement le sac de sport noir qui m’a été confié un peu plus tôt. J’avance tout droit vers les deux hommes qui se trouvent au milieu de la pièce, un léger sourire aux lèvres, comme si le fait qu’ils soient entourés de molosses armés jusqu’aux dents me laissait de marbre. Ce n’est pas que je sois particulièrement heureux d’être là, mais c’est l’adrénaline, la sensation d’être sur le point de conclure une affaire qui m’excite, d’abattre enfin mes cartes.

Je pose mon chargement sur la table, le sac claque sous le poids de ce qu’il contient. Une lueur affamée illumine le regard des deux hommes… peut-être pas pour longtemps. L’un d’eux, le chef sans aucun doute, fait signe à son collègue d’ouvrir le sac alors que les gardes nous observent, la mine patibulaire.

J’entends le zip s’ouvrir, mais je ne quitte pas le chef des yeux. Il a des dents en or comme un vrai méchant de James Bond. Par étonnant qu’il kiffe ce genre de mise en scène ridicule.

J’attends.

J’attends la seconde où il va comprendre que ce n’est pas lui le maître du jeu.  

— Euh… dit l’autre en farfouillant dans le sac. Il n’y a que la moitié de la somme.

Dents en or perd son sourire et se penche pour faire le décompte lui-même. Quand il se rend compte que son acolyte n’est pas aussi mauvais que ça en maths, il m’interpelle :

— Ce n’est pas ce qu’on avait convenu.

— Ah oui ? Eh bien, il faudra pourtant vous en contenter.

Les gardes armés lèvent leurs flingues dans ma direction et même si je ne suis pas impressionné le moins du monde, je prie pour que Randy ne se pisse pas dessus.

— Dis à l’ambassadeur qu’on veut toute la somme ! crache Dents en or.

Je soupire comme je le ferais face à un gamin capricieux.

— Comme je l’ai déjà dit, vous devrez vous contenter de ça. En ce moment même, notre hackeuse est sur le point d’ajouter vos noms à la liste des criminels recherchés par Interpol. D’ici à deux heures, il vous sera impossible de quitter ce pays, et si vous décidez de rester, vous ne pourrez même pas utiliser votre argent de peur de vous faire repérer.

 Je sors des billets d’avion de la poche intérieure de ma veste.

— Voici deux billets pour le prochain vol qui part en direction de chez vous, cadeau de la maison. Réfléchissez bien, vous préférez rentrer dans votre pays et vous la couler douce avec ce qu’il y a dans le sac ? Ou rester ici avec deux cadavres sur les bras ? Je n’ai aucun doute sur le fait que vous pourriez nous descendre. Même si ça ne servirait pas à grand-chose vu que mes collègues vous retrouveront sans problème grâce aux informations qu’ils ont sur vous…

Dents en or s’approche, m’arrache les billets d’avion et dit d’un ton mauvais :

— Et qu’est-ce qui m’empêcherait de vous descendre, tout en utilisant ces billets ?

— Grâce au micro que mon collègue porte sur lui, j’ai une équipe qui suit cette conversation. Elle attend dehors et n’hésitera pas à vous tirer comme des lapins. Pas judicieux, le choix de l’entrepôt avec une seule sortie, si je peux me permettre. Et si par une chance inouïe, vous arriviez à passer à travers les mailles du filet, notre hackeuse rendra effectif votre mandat d’arrêt sur-le-champ. C’est la procédure convenue si elle n’a pas de mes nouvelles dans les cinq minutes, avec la confirmation qu’il ne manque aucun cheveu sur ma tête ou celle du gamin.

Dents en or me jauge pendant une seconde, puis il se tourne vers ses collègues et hurle des ordres dans une langue slave. Son copain prend le sac et me remet une enveloppe contenant une clé USB.

— Merci, c’était un plaisir de faire affaire avec vous, dis-je à la manière d’un vendeur de bagnoles.

Sourire à la con inclus.

Les quatre hommes se tirent comme s’ils avaient le feu aux fesses. Je m’approche de la fenêtre pour les voir grimper dans une berline noire qui démarre sur les chapeaux de roues.

C’est Randy qui brise le silence revenu dans l’entrepôt :

— Pourquoi leur avoir dit que j’avais un micro, alors que ce n’est pas vrai ?

Il a l’air d’avoir mieux encaissé le coup que je ne l’imaginais. Ou alors, il s’est recomposé un visage neutre super rapidement.

— Parce qu’il prenait du temps à se décider et que j’ai un rendez-vous.

Je lui fais signe de me suivre, il est temps de quitter ce trou à rats. Les odeurs de moisissures ont le don de faire ressurgir de vieux souvenirs désagréables.

— Mais… il n’y a pas vraiment d’équipe dans la rue, n’est-ce pas ?

— Non.

— Alors, il aurait très bien pu nous descendre !

— Oui.

— Mais comment tu savais qu’il allait nous croire ?

Je hausse les épaules.

— Je ne pouvais pas le savoir.

Randy me dévisage comme si j’étais un taré qui joue à la roulette russe. C’est un peu le cas, en vrai.

— Nyx avait pour ordre de réellement balancer leurs noms sur la liste d’Interpol, si elle n’avait pas de nouvelles. D’ailleurs, ça me fait penser…

Je sors mon téléphone pour envoyer le message déjà composé à la hackeuse de l’agence.

— Mais il aurait tout de même pu nous tuer !

— Qu’est-ce que Silas t’a dit quand il t’a fait venir ?

— Que vous étiez là pour résoudre des problèmes.

— C’est exactement ce que nous faisons. Les gens viennent nous voir avec un problème et nous, on apporte des solutions. Et tu découvriras vite que c’est rarement sans prendre de risques. Maintenant, l’ambassadeur va récupérer sa clé USB, pour la moitié de la somme demandée. Tout le monde est content. Et je vais pouvoir négocier un super bonus.

— Tu sais ce qu’il y a sur la clé ?

En temps normal, je lui aurais dit d’arrêter avec son jeu des mille questions, mais j’ai un peu de peine pour lui. Il a dû avoir la trouille de sa vie, alors je lui dois bien ça.

— Peu importe ce qu’il y a sur la clé.

— Mais alors, comment peux-tu savoir que c’est la bonne ?

— Les chances sont de 80 %, je dirais, ce sont des amateurs, vu la façon dont ils ont monté le plan. Ce qui fait que mon estimation est sûrement à revoir à la hausse. Si ce n’est pas le cas, il faudra appliquer le plan B.

— Et le plan B, c’est ?

— Il était prévu que Nyx les ajoute sur cette liste, qu’ils coopèrent ou pas. Ils vont être cueillis par un joli comité d’accueil à l’aéroport. Si ce n’est pas la bonne clé, il faudra envoyer quelqu’un pour les interroger et savoir où est celle que nous cherchons. 

— Ce n’était pas moins risqué de faire comme ça dès le départ ? demande Randy qui court presque pour avancer à mon rythme.

— L’ambassadeur voulait qu’on règle le problème sans attirer l’attention. Si on passe au plan B, il faudra utiliser des voies plus officielles et rien ne reste jamais secret très longtemps. Alors, il préférait confier ce problème à l’agence.

Les portières de la voiture se déverrouillent à mon approche et je grimpe côté conducteur. Randy en fait de même de l’autre côté et j’attends qu’il ait bouclé sa ceinture pour démarrer.

— Ça lui a tout de même coûté cher, cette histoire, commente Randy au bout d’un moment.

— Les secrets coûtent cher. Leçon numéro un : plus tu en as, plus tu as intérêt à avoir de l’argent pour les protéger.

Randy jette un coup d’œil autour de lui, ma berline de luxe ne crie pas vraiment la pauvreté. Alors je réponds avant qu’il ne pose la question :

— On me paye cher pour gérer les secrets des autres.

— Ce qui signifie que tu peux en avoir toi aussi. 

Je hoche la tête.

— Certains m’appartiennent, d’autres non.

Il reste silencieux un petit moment, se demandant probablement dans quoi il s’est embarqué. Peut-être va-t-il se barrer dès ce soir, mais j’espère me tromper, sinon il en a déjà trop vu pour son propre bien. Après tout, si Silas l’a recruté, c’est qu’il a estimé qu’il avait les couilles pour rester. Bien qu’à première vue, je ne comprends pas réellement ce qu’il lui trouve.

 — J’ai du mal à comprendre si ce que vous faites est bien ou mal, finit-il par dire.

Je ne réponds pas à ça, si ce n’est par un petit sourire qui m’est plus destiné qu’à lui.

Randy est encore plein d’illusions, ça va être rafraîchissant de l’avoir parmi nous. Sinon, il saurait déjà qu’il n’y a pas de frontière entre le bon et le mauvais. Juste une zone grise, et c’est là que l’agence intervient.

 

Chapitre 2

Ezio

La foule se presse devant le Prysm, un des clubs les plus branchés de la ville. L’air est frisquet, pourtant les femmes présentes semblent avoir lancé la compétition de celle qui viendra avec la jupe la plus courte. Je confie mes clés au voiturier et ne prête pas plus d’attention que nécessaire à ces pauvres âmes frigorifiées. Ce n’est pas ça qui m’intéresse, ce soir. 

Le videur en m’apercevant décroche le cordon barrant l’entrée et me salue :

— Bonsoir, monsieur Collins.

— Bonsoir.

Je me dirige vers le bar, en dépassant un groupe de copines gloussantes qui prennent la pose au photobooth situé dans l’entrée. La musique est forte, les lumières aveuglantes, mais il est encore tôt, la piste est quasi déserte. Je n’ai aucun mal à repérer Silas qui est assis seul au comptoir. Pas étonnant, son air létal dissuaderait n’importe qui de l’approcher.

Je prends le tabouret à côté du sien et fais signe à Mira, la plus ancienne barmaid du Prysm.

— Salut beau gosse, qu’est-ce que je te sers ? demande-t-elle avec son léger accent.

— Comme d’habitude, s’il te plaît.

Silas pousse son verre vide dans sa direction, sans émettre un seul son. Mira l’attrape tout en adoptant une expression exaspérée devant le peu de manières de mon ami et associé.

— Mais bien sûr, c’est demandé si gentiment, marmonne-t-elle en s’éloignant.

Depuis le temps, elle devrait être au courant que Silas a autant de charme qu’un piranha.

— L’ambassadeur a récupéré sa clé USB ? me demande-t-il.

— Tu as déjà la réponse à cette question.

Il répond d’un bref hochement de tête.

— Les gars sont sous les verrous, Nyx a fait du bon boulot comme d’habitude, confirme-t-il.

— Nyx a été top, mais j’ai fait du bon boulot également. Je te rappelle que c’est moi qui me suis pointé face à ces mafieux de pacotille. Je craignais que l’un d’entre eux ne se blesse lui-même avec son arme. Au fait, merci pour le boulet que tu m’as accroché au pied…

— Randy ? Il me rappelle un peu toi à son âge. J’ai pensé que vous vous entendriez bien.

— On dirait qu’il vient tout juste d’être sevré de sa mère. La prochaine fois que tu veux jouer les baby-sitters, au moins assume, et prends-le avec toi.

— Je n’étais pas disponible, aujourd’hui.

— Et au fait, depuis quand on prend des stagiaires ?

— Il n’est pas stagiaire, il fait partie du staff.

— Hein ? Mais on n’est pas censés se concerter pour des trucs comme ça ? Je n’étais pas au courant qu’on recrutait !

— Et tu pensais passer une petite annonce, peut-être ?

— Non, mais… on était vraiment obligés de prendre un mec qui doit tout juste savoir écrire son nom ?

— Il a eu son diplôme en étant major de promo.

— À quatorze ans ?

Silas soupire d’exaspération.

— Il a vingt-deux ans et il est allé à Saint Andrews. Il vient de Dulray lui aussi.

OK, je comprends mieux, le gamin vient du même milieu pourri que nous deux et a fréquenté la même école. Je ne pensais pas que Silas faisait dans le sentimentalisme, mais je crois que j’aurai toujours du mal à le comprendre complètement… pourtant je suis son meilleur ami et à peu près sa seule famille avec Kellan.

Comme s’il sentait que mes pensées dérivaient justement vers lui, le patron du Prysm et troisième élément de notre trio débarque.

— Eh les gars ! Content de vous voir ! dit-il en m’assénant une tape dans le dos suffisamment violente pour me décoller la plèvre. 

Il se garde bien de faire la même chose à Silas.

— On s’est vus ce matin, grommelle Silas.

Kellan l’ignore et fait signe à Mira.

— Tu me prépares un scotch, mon petit cœur ?

— Tu ne devrais pas flirter avec tes employés, souligne Silas alors que la barmaid s’est éloignée.

Décidément, il est particulièrement de bonne humeur ce soir…

— Ça va, c’est Mira ! contre Kellan en levant les yeux au ciel.

Je toussote.

— Je suis certain qu’il n’a pas fait que flirter avec elle, je me trompe, Kellan ?

L’expression plus fière que coupable de ce dernier confirme tout ce qu’il y a à savoir. Mais je ne prenais pas un grand risque à faire cette supposition. S’il y a une question plus délicate à laquelle répondre, c’est : avec qui n’a-t-il pas encore couché dans cette ville ? Son sourire ravageur et sa personnalité solaire sont un parfait piège à filles. Et elles sont nombreuses à espérer qu’il les rappelle le lendemain, même s’il annonce clairement la couleur dès le départ. J’ai vu des steaks tartares en plein soleil avoir une meilleure espérance de vie que les relations amoureuses de Kellan.

— Bon, et on peut savoir pourquoi tu nous as demandé de rappliquer ce soir ? demande Silas.

— Pour le plaisir de passer une soirée en ma compagnie ? rétorque le grand blond.

Je sens que la patience de Silas s’émousse. On ne peut pas dire que ce soit son fort en temps normal, mais pour une raison mystérieuse, il a tendance à faire preuve de retenue face à Kellan (qui est probablement le mec le plus exaspérant du monde, ce qui d’ailleurs rend l’exploit encore plus remarquable).

— Kellan…

— Il y a un mec qui veut nous voir. Il a besoin de nos services.

— Tu peux être plus précis ?

Il jette un coup d’œil circulaire, nous faisant comprendre qu’il ne prononcera pas un mot de plus ici.

Mira dépose un verre devant lui, il l’attrape et nous fait signe de le suivre. Je sais déjà où nous nous rendons : à l’arrière du club, là où se trouve son bureau, mais pas que… seuls les initiés connaissent l’autre visage du club. 

Si le Prysm est l’endroit à la mode pour les aficionados d’une bonne soirée branchée, la partie arrière ne fait pas la Une des articles recensant les endroits où sortir en ville. Il n’y a qu’une poignée de privilégiés qui savent ce qu’il s’y passe. Pour avoir le droit d’y pénétrer, il faut remplir certaines conditions, et elles ne sont pas que financières.

Si Kellan est le visage actuel du Prysm, c’est en réalité Arsène Reid, son père adoptif, qui en est le propriétaire. Parti de rien, il s’est construit un empire en ville, tout comme une réputation… qui nous sert à bien des égards.

— Comment va Arsène ? demandé-je.

Kellan hausse les épaules et répond :

— Il fait aller. Tu le connais, il préférerait mourir que montrer le moindre signe de faiblesse.

C’est bien ça qui m’inquiète et je me promets d’aller lui rendre une petite visite dans les prochains jours.

Un vigile impressionnant, même pour moi qui suis loin d’être un gringalet, nous ouvre la porte tout en nous adressant un léger signe de tête. Après quelques pas dans le couloir, nous sommes plongés dans un environnement qui pue le luxe à plein nez. L’ambiance est beaucoup moins survoltée que dans le club. D’ailleurs, la plupart des clients qui fréquentent l’endroit arrivent par une porte dérobée, pour éviter de se mêler à la plèbe, ou pire, que quelqu’un les aperçoive.

Nous pénétrons dans une pièce dans laquelle résonnent des notes de jazz. Des tables de jeu sont disposées au centre, mais seulement deux d’entre elles sont occupées. Tout autour sont installés des coins salon, offrant plus ou moins d’intimité. Au fond de la pièce se trouve un bar massif, beaucoup plus petit que celui de Mira, mais les alcools qui y sont servis sont loin d’être à la portée de toutes les bourses.

Mon regard scanne la pièce, il y a quelques visages familiers et d’anciens clients qui font semblant de ne pas nous reconnaître (rien de surprenant à ça quand on sait le genre d’affaires pour lesquelles ils nous ont contactés).

— Où est-il ? demande Silas.

— J’ai demandé qu’on l’installe à la table du fond.

— Pourquoi pas dans ton bureau ? s’étonne Silas.

— Ce connard m’a pris de haut dès le départ, hors de question qu’il se croie assez important pour qu’on parle de son affaire en privé.

Je ricane. Je ne sais pas ce que l’homme que nous devons rencontrer lui a dit, mais Kellan a un ego plus gros que la ville tout entière. Ce ne serait pas étonnant qu’il ait pris la mouche pour une broutille.

Celui qui nous attend est dos à nous, son apparence — le crâne dégarni, une silhouette de bon vivant et un costume de belle facture — le fait correspondre à une bonne centaine de personnes que je pourrais connaître. Mais quand il se retourne, je sais immédiatement à qui j’ai affaire : Charles Klein, PDG de Klein industries, magnat de l’agroalimentaire et chef d’une des familles les plus puissantes du coin. On ne compte plus les bibliothèques, ailes d’hôpitaux ou œuvres de charité qui portent son nom. Ce mec a des milliers d’employés à son service, des armées d’avocats et tout un tas de gens prêts à lui lécher les bottes pour une seconde de son attention. Ce qui me confirme un point essentiel alors qu’il n’a pas encore ouvert la bouche : s’il est ici et qu’il a besoin de nous, c’est qu’il est face à un problème plutôt sérieux.

Un problème à régler en toute discrétion, et probablement pas de façon très légale.

À notre approche, il lève la tête et lance à Kellan un regard empreint d’agacement. Ça ne m’étonnerait pas qu’il soit là depuis un petit moment et qu’en plus de ne pas avoir eu l’honneur d’une discussion en privé, mon ami l’ait fait poireauter juste pour le plaisir.

Silas se glisse sur la banquette face à lui, avant même que l’homme n’ait eu le temps de se lever pour nous saluer. Kellan fait de même et j’attrape une chaise à proximité pour m’installer en bout de table. Klein nous dévisage tour à tour comme s’il essayait de déterminer si nous convenons pour le job qu’il s’apprête à nous confier.

Nous ne laissons rien paraître, mais je sais que mes potes ressentent à peu près la même chose que moi, du moins Silas. Malgré ma réputation, l’argent sur mon compte en banque, et les multiples articles élogieux sur ma carrière dans les relations publiques, je reste au fond le gamin de Dulray. J’ai l’impression que Klein le voit. Je déteste qu’à travers son regard, je redevienne le gosse qui a connu la faim et les emmerdes. Le gamin que des gens comme lui ne remarquent même pas, quand ils parcourent les rues de Gilded Bay avec leurs grosses berlines aux vitres fumées. Si tant est qu’ils se risquent à parcourir le quartier d’où je viens.

— Monsieur, que pouvons-nous faire pour vous ? demande Silas d’un ton courtois qui tranche avec son humeur d’il y a encore quelques minutes.

— Il n’y a pas un endroit plus discret où nous pourrions discuter ? L’affaire pour laquelle je viens est assez délicate.

— Ce sera à nous d’en décider en fonction de ce que vous allez nous dire, expliqué-je. Pour l’instant, nous ne savons même pas votre nom.

C’est un mensonge et je n’ai aucun doute que Silas et Kellan savent exactement qui il est également. Il y a quelque chose chez lui qui ne me plaît pas, je ne saurais pas mettre précisément le doigt dessus, mais ça a probablement un rapport avec le fait qu’il a déjà mis Kellan en rogne. Et de nous trois, c’est le plus difficile à contrarier.

Le visage de Klein se crispe et un muscle tressaute dans sa joue. Je les connais, les gars comme lui, ils ont l’habitude qu’on leur obéisse au doigt et à l’œil, voire qu’on se prosterne devant eux.

— Je suis Charles Klein, finit-il par concéder.

Il nous épargne le reste de son CV, nous savons tous à quel jeu nous sommes en train de jouer. Nous restons impassibles à cette déclaration, la balle est dans son camp.

Il jette encore un coup d’œil nerveux autour de nous. Les clients attablés ont l’air bien trop absorbés par leur partie de poker pour nous prêter une quelconque attention.

— J’ai besoin de vos services.

Je me retiens de souligner que jusque-là, on s’en doutait, sinon on ne serait pas là à s’observer dans le blanc des yeux.

— Quel genre de service ? demande Silas.

— Un problème… de relations publiques, dirons-nous. C’est assez urgent.

Les regards de mes deux complices se tournent vers moi, le message est clair : celui-ci est pour toi.

Au sein de l’agence, nous sommes touche-à-tout, mais nous avons bien entendu nos spécialités. Silas, en tant qu’as du barreau, s’occupe des questions légales. Et quand elles ne le sont pas, c’est à lui de leur donner un aspect plus légitime qu’une jeune vierge le jour de son mariage. Kellan est le charmeur et faiseur de miracles de la bande. Son carnet d’adresses est plus long que celui de la présidente de notre pays et s’il vous faut quoi que ce soit, il peut vous l’acheter, du moment que vous êtes prêt à y mettre le prix.

Quant à moi, je suis celui qu’on envoie quand il y a un feu à éteindre.

— Un problème de relations publiques ? reprends-je. Vous n’avez pas toute une équipe en interne pour s’occuper de ça ? Il me semble qu’ils avaient fait du bon boulot lorsqu’il a fallu étouffer cette affaire de scandale sexuel dans lequel vous avez failli vous retrouver, il y a quelques années. Je dois dire que lorsqu’ils vous ont envoyé au chevet de ces gamins malades, avec des dizaines de caméras braquées sur vos moindres gestes, j’ai failli verser ma petite larme.

— Ce n’était pas un scandale sexuel, grince-t-il.

— On est d’accord, c’était même l’histoire la plus classique du monde. Vous couchez avec votre secrétaire qui était consentante jusqu’à ce qu’elle se rende compte que vous ne quitterez jamais votre femme pour elle et qu’elle fait partie d’une longue liste de femmes interchangeables dans votre vie. Elle a été assez maligne pour conclure, ou quelqu’un lui a gentiment glissé qu’elle pouvait monnayer cette malheureuse expérience. Elle a menacé d’en parler à la presse, vous l’avez payée. J’ai entendu des montants circuler, je dirais que ça a été habilement négocié. Un petit tour dans les hôpitaux pour redorer votre blason et plus personne ne pense à cette histoire, sauf votre femme, peut-être. Mais elle accepte de fermer les yeux pour pouvoir conserver son train de vie, et parce qu’elle-même a ses propres casseroles.

Au fur et à mesure de ma tirade, son visage devient rouge de colère, mais il ne dément pas.

— Donc, pourquoi est-on ici ? Ce n’est pas parce que la secrétaire demande plus, ou qu’il y en a une autre qui vous fait chanter. Vous me semblez être le genre de mec qui apprend de ses erreurs, tout de même.

Klein plonge ses yeux d’un noir d’encre dans les miens, sa mâchoire est contractée et c’est comme si une bataille intérieure se livrait en lui. D’un côté, l’envie de se barrer d’ici et de me renvoyer là d’où je viens. Mais il y a une force plus importante encore qui lui fait prononcer ses prochains mots, une force qui m’indique qu’il se retrouve au pied du mur.

— C’est au sujet de ma fille.

OK, ce rendez-vous avec Klein n’était pas prévu. Mais dans cette ville, je sais beaucoup de choses sur les gars comme lui. Comme le fait que certains lui prêtent des ambitions politiques. C’est mon taf de me tenir à la page et plus j’en sais, moins j’ai de chance d’être pris au dépourvu. Mais je viens de me rendre compte que j’ignorais une chose, et je me demande comment c’est possible :

Charles Klein a une fille ?

Disponible le 23 Septembre en Kindle et broché