Pour que tu m'aimes encore

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Jade

[Merci pour le croissant, même si j’aurais préféré le manger avec toi.]                                 

Jade — Il y a 4 ans — Message envoyé.

 

— S’il y a le moindre souci, je suis joignable sur mon portable, me dit Léonie en brandissant l’appareil comme une preuve de sa bonne foi.

Je résiste à l’envie de lever les yeux au ciel. C’est le même cirque à chaque fois qu’elle s’absente quelques jours. Ce n’est pas un manque de confiance envers moi, je travaille avec elle au Domaine des Manons depuis deux ans déjà et nos relations sont excellentes. Mais elle est du genre à vouloir tout garder sous contrôle, dans les moindres détails.

Je lui désigne la porte.

— Profite de tes vacances avec ton mari et tes enfants, je vais gérer les événements. Et rien ne va s’écrouler pendant ton absence, certainement pas le Domaine.

— Si le Domaine devait littéralement s’écrouler, je ne sais pas ce qui serait le pire : gérer les futures mariées hystériques… ou Enzo.

Léonie est la responsable de l’événementiel du vignoble, et son mari Enzo n’est autre que le maître de chai. Alors, pour l’un comme l’autre, on peut dire que le Domaine a une place importante dans leurs vies.

En parlant d’Enzo, le voilà qui arrive justement devant notre bureau.

— Salut, Jade.

Après m’avoir adressé un sourire, il s’approche de sa femme et pose une main sur sa taille.

— Tu es prête ?

Ce n’est qu’une scène du quotidien et je les ai vus faire ça des milliers de fois. Et pourtant, je suis toujours émerveillée de constater la façon dont ces deux-là se regardent avec autant d’amour. Comme si plus rien autour n’existait. Ma tante Romy m’a raconté qu’avant d’être ensemble, Léonie et Enzo se détestaient[1]. J’ai du mal à la croire. On ne peut pas haïr quelqu’un, puis développer des sentiments amoureux… Je suis persuadée du contraire, il suffit de voir le nombre de personnes dans ce monde qui font des poupées vaudous de leur ex. Mais haïr puis aimer ? À part dans les livres, ça n’existe pas.

Léonie dit quelque chose tout bas, Enzo lui répond en souriant et dépose un baiser tendre sur son front. Ahhhhh ! Ils ont beau avoir la bonne quarantaine et deux enfants presque adultes, on dirait deux ados.

Moi aussi, j’aimerais qu’un jour un homme me regarde ainsi.

Ça t’est déjà arrivé, susurre une petite voix dans ma tête que je chasse sur-le-champ. Ce n’est pas souvent qu’elle se manifeste. J’ai appris à ne plus y faire attention, mais une fois de temps en temps, la nostalgie s’empare de moi. C’est ridicule, j’ai 26 ans, on ne peut pas être nostalgique à 26 ans.

Je m’apprête à ranger mes affaires et à partir à mon tour quand Siana arrive en trombe dans mon bureau.

— Jade, il y a quelqu’un pour toi à l’accueil.

— Pour moi ? Je n’ai plus de rendez-vous.

Elle grimace.

— Je crois que c’est une de ces personnes qui débarquent sans avoir appelé. En tous cas, mon père m’a dit qu’il fallait te prévenir.

Je laisse échapper un soupir d’agacement. Je déteste les personnes qui se pointent en mode : j’ai vu de la lumière, je me suis dit que ça serait sympa de passer ! En général, ça ne donne rien de concret, si ce n’est me faire perdre mon temps. Ce sont soit des curieux, soit des mythos, soit des gens qui s’ennuient, mais rarement de potentiels futurs clients qui organisent réellement un événement.

— Merci Siana, je vais descendre. Tu peux leur dire que j’arrive ? Enfin…

Siana n’est pas à proprement parler une employée du Domaine. Déjà, elle n’aura 18 ans que dans un mois. Elle est la fille de Tristan, notre œnologue, et on dira qu’elle a le vin dans le sang (de façon figurative bien entendu, n’oublions pas qu’elle n’a même pas l’âge de boire). Elle traîne tout le temps dans le caveau, le chai ou les vignes, et si son père lui a déjà appris les bases sur la vinification, il a fait passer le mot que personne, sous aucun prétexte, ne devait l’autoriser à goûter nos crus. Donc elle se contente d’observer, j’ai hâte de voir comment cela va se passer quand elle sera majeure…

— Pas de problème, je vais les prévenir.

Elle marque une pause au niveau de la porte, avant de sortir.

— Au fait, Jade, je ne suis pas certaine, mais…

— Mais ?

— Je crois, enfin je suis quasiment sûre que la femme qui patiente en bas est connue.

— Connue ? Connue comment ?

— Eh bien… tu sais, il fait un peu sombre dans le hall, mais je suis presque sûre qu’il s’agit de Honey Lemon.

Je cligne des yeux, attendant la suite, et voyant qu’elle n’arrive pas, je demande :

— Je suis censée savoir qui c’est ?

— L’influenceuse ! Tu ne connais pas ?

Je la vois, cette fraction de seconde où elle me dévisage comme si j’étais une vieille croûte qui n’avait jamais ouvert un compte sur les réseaux sociaux. Mais ce que Siana ne sait pas encore en ayant tout juste le bac en poche, et s’apprêtant à quitter papa et maman pour la première fois en septembre, c’est qu’il y a des choses qui deviennent secondaires, quand on est un adulte responsable. Quand on a des factures à payer, une conscience écologique à avoir, tout en se rappelant de ne pas oublier la date de son prochain détartrage, on ne peut pas trouver en plus le temps de se mater tous les dramas des Démons de la télé-réalité.

Je secoue la tête. Non, je ne connais personne répondant au nom de Miel Citron. C’est quoi ? Une influenceuse pour pastilles pour la gorge ?

— Donc, quelque chose à savoir en particulier avant mon rendez-vous, qui n’en est pas un puisqu’apparemment, elle est capable se servir d’un téléphone pour faire des stories, mais pas pour demander si on est disponibles pour la recevoir ?

— Non…

Son regard s’éclaire tout à coup.

— Elle vient de se fiancer ! s’écrie-t-elle. Oh ! Tu crois que si elle est là… Tu crois qu’elle voudrait se marier au Domaine ?

— Je ne sais pas. C’est une éventualité, ou alors, aucun rapport. Elle a peut-être sa grand-mère qui fête ses 90 ans et elle veut organiser un repas ? Ou même ce n’est pas elle, puisque tu as dit qu’il faisait sombre dans le couloir.

J’attrape mon téléphone, un bloc-notes, un stylo, et rejoins Siana à la porte.

— Le mieux, c’est que j’aille la rencontrer et lui poser des questions, soupiré-je.

L’idée que je me fais d’une influenceuse est remplie d’a priori et il me suffit d’une seconde pour constater que la femme — pardon, les deux femmes qui m’attendent dans le couloir y correspondent en tous points.

Elles sont là, toutes deux téléphone à la main. L’une est en train de faire un selfie devant une des œuvres d’art qui ornent l’entrée, tandis que l’autre tapote sur son écran. Ce qui doit nécessiter une certaine dextérité, vu la longueur de ses ongles. Leurs tenues sont aussi courtes que leurs extensions de cheveux sont longues, et celle qui prend des photos fait une duck face. Il y a encore des gens qui posent comme ça, de nos jours ?

— Bonjour mesdames, je suis Jade Leroy, je m’occupe des événements au Domaine. En quoi puis-je vous aider ?

Barbie numéro 1 lève les yeux de son écran et me détaille des pieds à la tête. J’ai l’habitude des gens qui essayent de me juger en un regard, mais la façon dont elle le fait me donne une sensation étrange et me met mal à l’aise. Comme si elle était un sac de luxe et que j’étais un cabas de courses… en solde… sur un site de bonnes affaires, basé en Chine et fabriqué par des enfants.

Je lisse légèrement les plis de ma jupe, je ne vois pas en quoi ça aiderait à changer son appréciation, mais c’est nerveux.

— On m’a dit que vous organisiez des mariages au Domaine ?

— Oui, bien sûr. C’est pour vous-même ?

— Bien sûr que non, dit-elle en levant les yeux au ciel. Il s’agit de Honey.

Elle désigne sa compagne qui prend toujours des photos et l’interpelle :

— Honey ! Honey chérie ! Viens voir, la dame qui va nous faire visiter est arrivée.

La dame ? J’ai l’impression d’avoir trente ans de plus, quand elle m’appelle ainsi. Alors que je dois être plus jeune qu’elle.

Selfie Girl se tourne vers nous et lance :

— J’adore cet endroit ! Il y a une vibe qui me plaît ! Tu ne trouves pas, Airelle ?

Airelle ? Sa copine s’appelle Airelle et elle Honey ? Dites-moi que ce ne sont pas leurs véritables prénoms !

— Ouais, c’est sympa, si on aime les vieux trucs. L’odeur, en revanche…

J’adore l’odeur qui flotte dans les salles du rez-de-chaussée du Domaine. C’est grâce à la cave qui est toute proche. Un mélange de bois, de vin, et d’une pointe de magie, oserais-je dire.

— Ah ! Moi je kiffe ! s’exclame Honey. Je me vois tout à fait me marier là, ça fait classe, je trouve.

Je lui souris poliment et demande :

— À quelle date a lieu le mariage ?

— Au mois d’août.

— Laissez-moi vérifier sur mon agenda ce qu’il nous reste de disponible pour l’année prochaine.

Je dégaine mon téléphone, mais je n’ai pas le temps d’allumer l’écran que Honey s’exclame :

— Oh non, pas l’année prochaine, cette année !

Je relève la tête par réflexe. Elle plaisante, n’est-ce pas ? Mais elle n’en a pas l’air, elle me sourit comme si c’était son devoir patriotique.

— Cette année, comme dans un mois ?

Airelle lève les yeux au ciel. Si ma grand-mère était là, elle lui dirait que ce n’est pas très poli. Mais moi, je suis trop stupéfaite pour relever. Trop polie également, ou trouillarde selon le point de vue. Ces ongles doivent être une arme redoutable en cas de gifle.

— Eh bien… je suis désolée, mais je n’ai plus de samedis de disponibles en août de cette année.

— Oh ! Peu importe le jour, j’ai juste besoin que ce soit en août. Sinon ça ne collera pas pour la production.

— La production ?

— Le mariage de Honey va faire l’objet d’une mini-série. Ça s’appellera Honey Moun, le grand jour.

— Ah, honeymoon comme la lune de miel en anglais !

Au moment où je répète le titre, je me dis que je viens de perdre une bonne occasion de me taire. Airelle pense déjà que je ne suis pas la chips la plus croustillante du paquet, elle avait déjà compris la traduction.

Pourtant, Honey me regarde comme si je venais de lui révéler un truc.

— Oh ! Mais oui, vous avez raison ! Oh, mais c’est génial ! Tu ne la trouves pas géniale, Airelle ? Je l’adore déjà ! Je sens que Moun va l’adorer aussi !

— Moun ?

— Oui, Moun, Moundir, mon fiancé. Vous ne le connaissez pas ? Bon, c’est vrai qu’il a un peu moins de followers que moi, mais quand même, il a fait cette émission l’année dernière, vous savez, celle où il faut escalader des trucs et montrer sa force. Il a fini premier !

— Ah oui, ce Moundir ! fais-je en essayant de fouiller ma mémoire.

Est-ce que je ne me suis pas justement endormie devant une émission de ce genre, une fois ?

— Ses conseils fitness et alimentation sont suivis par des milliers de gens, précise Airelle.

À la façon dont elle me détaille encore une fois de la tête aux pieds, elle sous-entend clairement que je n’en fais pas partie.

— Bref, reprend Honey, hier soir Moun buvait un verre de vin et m’a dit : j’adore ! Et là, j’ai eu comme un flash, j’ai pensé : mais oui ! On doit se marier dans un vignoble, c’est tellement chic ! Les invités vont adorer ! Et ça sera beaucoup moins « m’as-tu vu » que le mariage de Miss Pumpkin.

Je n’ai aucune idée de qui est Mademoiselle Citrouille non plus, je suis vraiment à la ramasse niveau influenceurs, je m’en rends compte.

— Est-ce que vous avez des jours de libres en semaine ? demande Airelle. Du moment que ça rentre dans le planning de la prod, la date importe peu.

Tout le monde ne choisit pas sa date de mariage en fonction du jour de leur rencontre, ou de leur premier baiser ou d’un anniversaire quelconque. Les lieux de réception sont pris d’assaut l’été, dans la région, alors c’est souvent notre calendrier qui leur permet d’arrêter une date. Mais c’est la première fois qu’on me demande de faire en fonction de la production d’une émission.

Je pense tout de suite aux retombées qu’un tel événement pourrait avoir pour le Domaine. Ce serait une publicité inespérée, aussi bien pour nos espaces de réception que notre vin. Si Léonie était là, elle serait sûrement d’accord avec moi.

— Je dois pouvoir vous trouver quelque chose. Vous voulez commencer la visite ?

— Oh, merci ! Merci ! s’exclame Honey en battant des mains. Oui, bien sûr, j’ai hâte de visiter le reste ! Mais j’ai déjà un super feeling !

Je leur adresse mon sourire professionnel et leur fais signe de me suivre.

— Ça vous dérange, si je filme ? demande Honey. C’est pour Moun, le pauvre ne pouvait pas venir, c’est leg day[2] aujourd’hui. Il ne rate jamais une séance de leg day.

Est-ce qu’il faudra faire en fonction du jour où le marié travaille certaines parties de son corps aussi pour le jour du mariage ? Je m’abstiens de poser la question.

— Pas de souci, vous pouvez filmer autant que vous voulez.

— Vous comprenez, j’ai besoin de l’avis de mes abonnés.

— Bien évidemment.

Je fais tous les efforts possibles pour ne pas paraître sarcastique, j’ai l’impression qu’Airelle m’a à l’œil. D’ailleurs elle est justement en train de filmer, je crois. Pourquoi fait-elle des gros plans sur la pancarte indiquant les issues de secours ?

— Je peux vous filmer, vous aussi ? demande Honey.

— Euh… moi ?

Je pointe ma propre poitrine du doigt. Mis à part nous trois, il n’y a personne dans le hall. Alors à moins qu’elle ne s’adresse au tonneau qui sert de décoration…

— Oui, vous. Il y a toujours plus d’engagement sur les vidéos où il y a des gens. Et j’aime bien votre outfit, il est cute[3], ça va bien avec le décor.

Je porte une jupe bleue à fleurs et un chemisier blanc sans manches. Il n’y a rien de spécial à ma tenue. Et je ne suis pas certaine que « faire partie du décor » soit un compliment. Mais je souris, le client a toujours raison, non ? Apparemment, Honey prend ça comme un accord tacite de ma part et braque son téléphone dans ma direction. Ou est-ce la sienne ? Plutôt un selfie, non ?

Elle fronce les sourcils et me demande :

— C’est quoi votre prénom, déjà ?

— Jade.

— Oh ! Comme la fille de Johnny ! C’est un chanteur un peu ancien. Mon père est fan, c’est pour ça que je connais, je ne vous en voudrai pas si vous n’en avez jamais entendu parler.

Je m’abstiens de tout commentaire et souris.

Le client est roi.

Le client est roi, Jade, ne l’oublie pas.

Et tu veux vraiment décrocher ce contrat pour le Domaine !

 

 

2

Jade

[Tu rentres tard, ce soir ?]              

Jade — Il y a 5 ans — Message n’ayant jamais reçu de réponse.

 

— Salut, mes petits citrons ! C’est votre Honey chérie ! Vous n’allez jamais deviner où je suis. Sur le lieu potentiel de mon futur mariage ! Et je suis en compagnie de Jade, qui va nous faire visiter le Domaine des Manons.

Il y a des visites qui sont longues, d’autres pénibles, quand les futurs mariés se disputent ou bien que belle-maman qui est présente met son grain de sel partout. Mais celle-ci est un combiné de toutes les pires visites que j’ai pu faire dans ma carrière. Pourtant, Honey n’arrête pas de s’extasier devant tout. ABSOLUMENT TOUT. J’ai eu le malheur de proposer, comme je le fais avec les clients que je veux finir de convaincre, un rapide tour des caves. Je donne quelques informations sur la vinification au Domaine, rien de très développé, mais des éléments qui permettent de se mettre dans l’ambiance et de promouvoir nos vins au passage. Mais là, je me suis retrouvée à répondre aux questions des abonnés d’Honey qui filmait avec enthousiasme l’embouteilleuse. OK, c’est rigolo deux minutes de voir les bouteilles avancer pour recevoir leur bouchon et se faire étiqueter, mais de là à devoir répondre à des questions du genre : et si je mets ma main en dessous, est-ce que moi aussi je vais avoir une étiquette ? Non merci.

Nous sommes maintenant assises dans le caveau. Tristan étant déjà parti, je leur ai proposé un verre de vin qu’Airelle a décliné en prétextant une allergie aux tanins.

— Pour le repas, j’ai des tas d’invités avec des régimes spéciaux, précise Honey.

— Aucun problème à ça. Les traiteurs avec lesquels nous travaillons ont l’habitude de proposer des repas végétariens, végans, ou de s’adapter en fonction des allergies de vos invités.

— Oh ! Et ma décoratrice aura besoin de venir voir les lieux.

— Aucun souci, je suis là pour ça, donnez-lui mes coordonnées et je la recevrai avec plaisir.

Honey pousse un soupir exalté.

— Je m’y vois déjà ! Je crois que c’est vraiment le lieu qui me correspond. C’est tellement Moun et moi, tu ne trouves pas, Airelle ?

Airelle n’a pas l’air convaincue et pour être honnête, j’ai moi-même quelques réserves. Mais une des règles que j’ai apprises dans ce métier, c’est que je dois m’abstenir de donner mon avis, sauf si cela concerne le bon déroulement de la réception.

— Bon, je dois en parler à Moun et à la prod, mais vous m’avez convaincue, Jade. Je crois que ce vignoble est l’endroit parfait. J’aimerais vraiment me marier ici.

Quand je quitte le Domaine des Manons quelques minutes après le départ des deux femmes, j’ai beau rentrer chez moi un peu tard, je le fais d’un pas léger.

Je vis dans une petite maison pas très loin, ce qui me permet de me rendre au travail à pied. Un luxe, j’en suis consciente. Nous sommes début juillet et le soleil ne se couchera pas avant plusieurs heures, mais il fait déjà un peu moins chaud, ce qui n’est pas pour me déplaire. J’adore ce moment, en été. L’agitation de la journée retombe et la nuit qui s’annonce est comme pleine de promesses. Je n’ai pas grand-chose de prévu ce soir, étant donné que nous sommes en pleine semaine, mais je sais que je vais pouvoir profiter de ma terrasse, et pourquoi pas siroter un verre de vin en regardant les étoiles. Honey est repartie très enthousiaste de sa visite et je crois l’avoir bien mérité.

À peine arrivée à la maison, je ne résiste pas à l’envie de jeter un coup d’œil sur les réseaux sociaux. Je dois d’abord retrouver mon mot de passe, car je ne me suis pas connectée à Instagram depuis que j’ai changé mon téléphone… il y a six mois.

Il va falloir que tu te tiennes à la page, Jade, si tu veux bosser pour des influenceuses !

Enfin, une, ce serait déjà bien. Deux, si on compte le marié.

Je fais d’ailleurs un vague tour sur le profil de Moundir alias MounTain. Des tas de selfies dans les miroirs de sa salle de sport ou de sa salle de bains mettent en exergue des muscles que je ne savais même pas exister. Sur une vidéo, il se sert de Honey comme si elle était une barre d’haltères. Elle a l’air ridiculement minuscule à côté de lui.

Je me rends ensuite sur le profil de Honey Lemon. La dernière vignette est la vidéo qu’elle a réalisée au Domaine. Elle nous a identifiées dessus. Je la lance et la première image qui apparaît sur l’écran de mon smartphone est le visage de Honey qui explique le but de la visite. Elle est suivie par… un gros plan de mon postérieur.

Enfin, pas exactement, mais disons qu’elle me filme, alors que je suis de dos en train de marcher aux côtés d’Airelle dans le couloir menant à la salle des vendanges. Mes fesses semblent énormes à côté de celles de son assistante/meilleure amie/cure-dent d’accompagnement. OK, la dernière n’est pas sympa, mais je doute qu’elle emploie des termes plus élogieux à mon égard.

Peu importe ce que les autres pensent de tes fesses ! me rappelle à l’ordre la petite voix dans ma tête.

Presque toute la visite est documentée. Il faudra que je lui demande quelle est la marque de son téléphone, car il doit avoir une sacrée batterie. Va savoir, elle a peut-être un code promo ? Bref, non contente d’avoir vécu l’instant, je me visionne la vidéo en entier, en n’oubliant pas de me servir ce fameux verre de vin.

J’apparais souvent à l’écran. L’alcool aidant (je n’ose penser que mon estime de moi-même ait beaucoup progressé en une heure), je ne me trouve pas aussi affreuse qu’au départ. Je me considère même plutôt cool. J’ai bien fait d’acheter cette jupe bleue.

La vidéo se termine par un message de Honey :

— Mes petits citrons, j’ai vraiment adoré cet endroit. J’espère vraiment que Moun va autant aimer que moi. En attendant, je vous invite à suivre leur compte Insta et à leur envoyer du love !

Je me précipite sur le compte du Domaine des Manons et je laisse échapper un cri de stupéfaction. C’est Laetitia, la sœur de Léonie et femme du propriétaire, qui s’occupe des réseaux sociaux, mais je l’aide parfois. Je sais donc exactement combien d’abonnés nous avions, et là… le chiffre qui s’affiche sous mes yeux ébahis est hallucinant. Je rafraîchis la page et il continue de grimper ! C’est dément !

Punaise ! Même si Honey ne choisit finalement pas le Domaine, cela nous aura aidés à donner un coup de projecteur incroyable. Laetitia sera ravie, j’en suis certaine, et Léonie aussi !

Je me sers un deuxième verre de vin pour célébrer cette nouvelle. Je suis aux anges. La visite a eu beau ressembler par moments à une très longue séance de torture, je sais que je ne l’ai pas subie pour rien.

Je grignote le reste d’une salade que j’ai au frigo, histoire de ne pas boire le ventre vide. J’actualise Instagram régulièrement. Les chiffres ne font que grimper. Les gens likent les photos et postent des commentaires encourageants. Je change de profil pour me connecter sous celui du Domaine. La messagerie est déjà pleine de nouvelles demandes. Les gens veulent se marier chez nous ! Organiser leurs anniversaires, leurs fêtes de famille et même leurs séminaires. J’imagine déjà le planning se remplir dès demain. Léonie ne va pas en revenir quand elle rentrera de vacances. Peut-être que je pourrais négocier une augmentation, d’ici la fin de l’été, quand tous ces nouveaux événements seront signés ?

Je suis une rock star.

Je vais organiser des tas de réceptions magnifiques. Pourquoi pas pour des gens célèbres ? Une fois que je pourrai ajouter les photos d’Honey à notre book, j’attirerai peut-être d’autres clients au portefeuille bien garni ?

Je lance ma playlist spéciale Girl Power sur mon téléphone. J’ai besoin d’une douche, alors sur les paroles de La grenade de Clara Luciani, je rejoins la salle de bains. Je commence à chanter en même temps que la belle brune, attrapant ma brosse à cheveux en guise de micro. Puis, alors que France Gall entame Résiste, je fais couler l’eau dans la baignoire.

« Ce monde n’est pas le tien, viens, bats-toi, signe et persiste… Résiste ! »

Je n’arrive pas à m’empêcher de regarder encore et encore les followers de Honey s’extasier devant notre espace cérémonie, sous les oliviers plusieurs fois centenaires. C’est vrai que c’est romantique à souhait. Je pourrais me marier rien que pour avoir le droit de remonter cette allée vers mon futur mari. Mais pour ça, il faudrait que quelqu’un me demande en mariage.

Il faudrait qu’il y ait un homme tout court dans ma vie… Disons qu’actuellement, je n’ai pas beaucoup de prospects sérieux. Je suis comme une boutique de souvenirs, beaucoup de gens regardent, mais personne n’achète.

Mais je ne vais pas laisser ces considérations sur ma vie amoureuse perturber ma bonne humeur. J’entre dans la baignoire et dépose mon téléphone sur le rebord de celle-ci, juste au cas où… Ou pour profiter au mieux de la musique, dira-t-on.

« Who run the world ? Girls ! »[4] scande Beyonce en chœur avec moi.

Je me lance dans une petite choré improvisée en mode guerrière comme dans son clip. Enfin juste avec les bras, vu que je suis assise dans l’eau.

« Who run the world ? Girls ! »

Quand la queen du RnB enchaîne avec son fameux All the single ladies, je suis on fire. J’agite ma main et désigne mon index.

« If you liked it then you shoulda put a ring on it ! »[5]

Voilà ! Si le Domaine des Manons te plaît, Honey, il faut signer ce contrat !

Je chante à tue-tête tout en me savonnant les cheveux, jusqu’à ce que j’entende le bruit caractéristique d’un objet qui tombe dans l’eau. J’ouvre les yeux, alors que j’ai un dôme de mousse sur le crâne.

Aïe ! Ça pique !

Mais malgré mes yeux qui brûlent et l’eau troublée par le savon, je le vois très distinctement.

Mon téléphone… reposant au fond de la baignoire, sous une vingtaine de centimètres d’eau…

 

 

3

Max

[Ne m’attends pas pour dîner. Je t’aime]

Max — Il y a 4 ans — Message envoyé.

 

Quand on a une belle soirée d’été comme ce soir, on rêve d’être en terrasse quelque part, pas coincé dans sa cuisine à attendre que la nouvelle recette de génoise qu’on a mise au point veuille bien cuire. Mais entre le tournage des épisodes de mon émission culinaire pour la rentrée, la promotion de mon nouveau livre de recettes et la supervision de ma chaîne de boulangeries, j’ai pris du retard sur l’élaboration des nouvelles pâtisseries qui seront proposées aux clients, dans les prochains mois.

Je vérifie à travers la vitre du four la cuisson de la pâte. Encore quelques minutes.

Je soupire et quand je me redresse, mes yeux tombent automatiquement sur la vue qu’offre la fenêtre, toute proche. C’est en partie à cause de celle-ci que j’ai acheté cet appartement. Pas celle qu’on a depuis le salon ou la chambre, non, celle qu’offre la cuisine. Parce que le peu de temps que j’ai chez moi, c’est ici que je préfère le passer. Du moins, en temps normal. Ce soir, j’ai vraiment envie d’être ailleurs.

Mes yeux scannent ces toits que je connais par cœur. À quelques kilomètres seulement, la silhouette longiligne de la tour Eiffel se dessine dans le ciel parisien. Cette vue est semblable à celle qu’on voit dans les films, dès qu’ils se passent à Paris. C’est celle que les étrangers imaginent avoir, quand ils réservent un séjour en France. C’est celle qui fait vendre des parfums, des sacs de luxe, un art de vivre à la française et même mes pâtisseries. Cette vue, c’est celle qui me rappelle que j’ai réussi mon pari, certains diraient même ma vie. Moi, le petit boulanger-pâtissier originaire d’un village du sud de la France, le gars à qui ses professeurs ont dit qu’il ne ferait rien, je me suis fait un nom qui s’affiche maintenant sur des vitrines, des livres, une émission de télévision. Des gens font la queue devant mes magasins pour goûter mes créations, les réseaux sociaux sont envahis de photos alléchantes de mes gâteaux, de mes pains, la chaîne qui diffuse mon émission de pâtisseries bat des records d’audience, on me demande des selfies dans la rue. Bref, à seulement 27 ans, j’ai une réussite que certains qualifieraient d’insolente, même si j’ai bossé très dur pour y arriver. Et j’ai encore des tas de projets à développer.

Peut-être que certains m’imaginent en train de faire continuellement la fête, invité aux soirées les plus prestigieuses ? Pour la deuxième partie, c’est en partie vrai. Sauf qu’ils ne se rendent pas compte que celles-ci sont la plupart du temps d’un ennui mortel et juste une obligation de plus, dans un agenda déjà bien chargé. Serrer des mains, rencontrer des gens qui comptent, ça fait aussi partie de mon métier, malheureusement. C’est à cause de tout ça que je me retrouve dans la cuisine de mon appartement, à une heure où je devrais plutôt me détendre, à cuire des génoises que je n’ai pas eu le temps de tester dans la journée.

J’attrape machinalement mon téléphone sur le plan de travail. J’ouvre l’application où je regroupe les notes sur mes créations, pour y entrer des infos sur la recette de ma nouvelle génoise. J’en profite pour répondre ensuite à un email et enfin j’ouvre machinalement Instagram.

C’est grâce aux réseaux sociaux que ma carrière a véritablement décollé. Il y a quelques années, j’ai commencé à poster des photos de mes créations, ainsi que des vidéos. C’est ainsi que j’ai été repéré par un grand pâtissier parisien qui m’a proposé un poste chez lui. Tout le reste est allé très vite. Tellement vite que parfois je me demande si je ne vais pas me réveiller et me rendre compte que tout cela n’est qu’un rêve. J’ai eu rapidement l’opportunité d’ouvrir ma propre boulangerie-pâtisserie qui a connu un petit succès, là encore grâce aux réseaux sociaux. Ensuite un producteur m’a repéré et l’émission Un Max de gourmandises est née. Au départ, je proposais aux téléspectateurs de réaliser avec moi des pâtisseries simples et gourmandes, puis après le succès de la première saison, les producteurs ont eu l’idée d’ajouter un invité connu à chacune des émissions. Je pâtisse maintenant avec des stars du cinéma, de la chanson ou des réseaux, à chaque nouvel épisode. Ce qui n’a fait qu’accroître la popularité du show.

Je fais défiler les images et vidéos des comptes que je suis, sans qu’aucune ne retienne vraiment mon attention. Le visage d’une influenceuse qui a participé à Un Max de gourmandises, la saison dernière, s’affiche sur mon écran.

— Salut mes petits citrons ! C’est votre Honey chérie !

Je m’apprête à scroller, mais une notification s’affiche par-dessus le visage botoxé de Honey.

[Ça y est ! je l’ai reçu !]

Il s’agit d’un message de ma grand-mère, Esmée ou Granny comme on l’appelle dans la famille. Je tapote sur celui-ci et il apparaît accompagné d’une photo d’une boîte de jeu vidéo. N’importe quel mec dans la vingtaine recevant ce genre de texto de sa grand-mère penserait que cette dernière lui a acheté un cadeau d’anniversaire anticipé… pas moi. Déjà, parce que je sais de source sûre (ma grand-mère) que celui-ci ne sera commercialisé que dans un mois. Et s’il y a une chose sur laquelle elle est experte, c’est les jeux vidéo. Disons que dans la famille, je ne suis pas le seul à avoir une petite notoriété. Si vous prenez n’importe quel gamer un peu accro, il est fort probable qu’il ne me connaisse pas, mais il ouvrira des yeux ronds comme des soucoupes si vous lui annoncez que je suis le petit-fils d’InstaGran. Oui, ma grand-mère, du haut de ses 84 ans, est influenceuse jeux vidéo sur les réseaux sociaux. Et à ce titre, les développeurs lui envoient en avant-première leurs nouvelles créations pour qu’elle les teste et en parle sur ses comptes. Elle a une communauté de fans absolument dingue et un seul post positif de sa part sur un jeu suffit à déclencher des centaines de ventes. Je dois avouer un petit secret : je suis d’une génération qui a grandi avec les réseaux, mais c’est ma grand-mère qui m’a vraiment fait comprendre le pouvoir qu’ils peuvent avoir. Je suis d’ailleurs admiratif qu’elle ait compris si vite les codes, alors que beaucoup de gens de son âge savent tout juste utiliser leur téléphone portable.

Bref, ma grand-mère est une star. La dernière fois que je l’ai accompagnée à une convention de jeux vidéo, j’ai dû jouer les gardes du corps et maîtriser la foule. Le pire dans tout ça ? Personne ne m’a reconnu, alors même que la dernière campagne de pub pour mon livre de pâtisseries véganes était placardée dans toute la ville.

[Tu cherches à me narguer ?][Bien sûr ! Ou peut-être que c’est juste une façon de te demander quand tu viendras chez moi pour une partie ?]

Je soupire. Granny vit dans le sud de la France, à Cadenel. Cela fait des mois que je n’ai pas eu le temps de lui rendre une petite visite.

[J’aimerais bien, mais tu connais la chanson…][Toujours overbooké, je sais. Mais n’oublie pas que contrairement aux Sims[6], il n’y a aucun moyen de me rendre immortelle !]

Je résiste à l’envie de lever les yeux au ciel, elle n’a pas tout à fait tort.

[Je suppose que tu vas passer une partie de la nuit à jouer ?][Probablement. Pour l’instant j’ai juste créé mon avatar. Je viens de le poster sur Instagram, tu peux aller voir, pour me dire ce que tu en penses ?]

Je réouvre l’application, la vidéo de Honey redémarre, je m’apprête à zapper pour me rendre sur le compte de ma grand-mère, quand tout à coup, mon index reste en suspens.

Je connais cet endroit !

— Je suis au Domaine des Manons ! annonce Honey.

Le Domaine des Manons ! C’est le vignoble de Cadenel, le village de ma grand-mère, quelle coïncidence !

Je reste quelques secondes sur la vidéo, va-t-on en voir davantage ? Honey bascule la caméra pour filmer devant elle. Les murs de pierre sont familiers, je me suis déjà rendu plusieurs fois dans ces lieux. Il y a deux femmes qui marchent devant elle. Je reconnais sans peine la meilleure amie de Honey qui était présente sur le tournage de l’émission qu’on a réalisée ensemble. J’ai le souvenir qu’elle portait un nom de fruit, des baies, je crois ? Genre Myrtille ? Non, plus étrange… Groseille, peut-être ? Je me rappelle surtout qu’elle m’a glissé son numéro de téléphone sans aucune subtilité. Je m’en suis débarrassé quelques minutes plus tard. Pas du tout mon genre de femme, ni physiquement ni spirituellement. Disons que j’ai du mal à envisager avoir des points communs avec une femme qui déclare ne manger aucun sucre ou produit contenant des laitages, du gluten ou des graisses. Je suis pâtissier, chérie, je respecte tes besoins ou croyances, mais là tu parles des piliers fondateurs de mon existence.

[Alors ? Tu as vu l’avatar ?] demande Granny.

[Pas encore.]

Je m’apprête à quitter la vidéo, mais la deuxième femme sur celle-ci se retourne.

Et là, mon souffle se coupe.

Je reconnaîtrais ce regard n’importe où. Et pour cause, je m’y suis perdu plus d’une fois. Il m’arrive parfois d’y songer, d’en rêver. Moins souvent qu’avant, c’est vrai, mais c’est en partie parce qu’à chaque fois que j’y repense, ce sont des sentiments partagés qui m’étreignent : une certaine nostalgie, des souvenirs d’éclats de rire, de moments passionnés, mais surtout, des regrets.

Ma philosophie de vie, c’est de ne pas avoir de regrets. C’est, à mon sens, le secret de la réussite, il faut laisser de côté ses regrets et surtout le passé. Mais si je m’assois deux minutes et que je suis honnête, j’ai un regret. Celui-ci s’affiche sur l’écran de mon téléphone.

La voix de Honey annonce :

— Je vous présente Jade, c’est elle qui va nous faire visiter le Domaine des Manons.

Jade, mon ex-fiancée.

[1] Si tu veux en savoir davantage sur Léonie et Enzo, tu peux lire L’amour est dans le chai, mais ce n’est pas nécessaire pour la bonne compréhension de cette histoire.

[2] Leg day : littéralement le jour des jambes. Séance d’entrainement dédiée au travail du bas du corps. Je saute en général cette séance… comme toutes les autres d’ailleurs.

[3] Outfit : tenue, Cute : mignon.

[4] Paroles de Run the world (girl) de Beyoncé, mais vous le saviez déjà, non ?

[5] Paroles de Single ladies (Put a ring on it) de Beyoncé. La choré reprise dans la série Glee est iconique, si vous voulez mon avis.

[6] Les Sims est une série de jeux vidéo de simulation de vie publiée par Electronic Arts. J’avoue avoir été un peu accro à une période de mon adolescence.