1

Kellan

Me lever tôt un samedi matin est en tête d’une liste de choses que je n’aime pas comme les cookies au raisin, me rendre chez le dentiste ou même les femmes qui espèrent que je vais les rappeler quand je ne leur ai rien promis de plus qu’une nuit. Le fait est qu’en tant que patron du Prysm, le club le plus en vue de Gilded Bay (et ce n’est pas moi qui le dis, mais les journaux de la ville), j’ai plutôt tendance à être un oiseau de nuit.

Alors, si je me pointe aux aurores dans la maison qui a vu une bonne partie de mon enfance, c’est pour une excellente raison : Arsène Reid.

Il n’est pas mon père au sens biologique du terme, mais c’est lui qui m’a élevé depuis l’âge de 11 ans, et m’a confié la gestion du Prysm, il y a trois ans. C’est lui qui nous a légué à Silas, Ezio et moi, l’Agence, cette organisation qui vient aider en toute discrétion de riches clients, face à d’épineux problèmes. Dire que je lui dois tout n’est pas un euphémisme. Il est littéralement celui qui m’a sorti du trou où je me trouvais, m’a façonné, et m’a même offert le monde. Et comme si ça ne suffisait pas, en m’adoptant, il m’a donné une famille : Kimpa qui est la mère la plus aimante dont on puisse rêver, Indy, une petite sœur attachiante, et enfin les deux autres membres “non officiels” qui complètent la troupe : Ezio et Silas, mes meilleurs amis et associés.

Bref, Arsène vaut bien que je sacrifie ma grasse mat.

J’utilise ma clé pour entrer dans la maison de briques rouges. Une délicieuse odeur de café et de viennoiseries me guide vers la cuisine où, sans surprise, je trouve Kimpa assise devant une tasse fumante. Cette scène est celle d’un samedi matin classique tel que je les ai connus pendant mon adolescence, de la robe de chambre beige un brin élimée de ma mère adoptive jusqu’au journal qu’elle est en train de lire. Mais ce qui est nouveau, c’est la fatigue qui tire ses traits, le teint cireux de sa peau ébène, sa coiffure un peu moins soignée que d’ordinaire. Le sourire qu’elle m’adresse n’atteint pas totalement ses yeux et je ressens ce petit pincement au cœur qui devient trop familier depuis quelque temps. Savoir Arsène malade et le voir diminuer de jour en jour est une sensation détestable, et je hais encore plus que ces soucis affectent ma mère et Indy.

— Salut Mam’s, dis-je en m’approchant pour la prendre dans mes bras.

Elle se lève et m’étreint. Je la dépasse de bien plus d’une tête, mais quand elle me tient ainsi, je repense à l’époque où elle m’a recueilli. Je souffrais de terreurs nocturnes et un simple câlin de sa part suffisait à me calmer. Son parfum unique est la chose la plus réconfortante du monde. C’est comme la promesse que dans ses bras, il ne peut rien m’arriver. C’était le cas quand j’avais 11 ans, c’est un peu différent maintenant. Mais je me surprends toujours à fermer les yeux pour me concentrer sur cette sensation. Mon rythme cardiaque s’apaise et libère des endorphines, ou je ne sais quoi que les scientifiques sauraient expliquer bien mieux que moi.

Moi, un fils à sa maman ? Carrément. Même si jamais je ne l’avouerai à voix haute.

Kimpa recule et saisit mon visage entre ses mains.

— Tu manques de sommeil, Kellan.

Elle ponctue sa phrase d’un petit claquement de langue réprobateur. C’est elle qui semble ne pas avoir fermé l’œil depuis des semaines, mais c’est moi qui me fais gronder.

— J’ai travaillé cette nuit, à vrai dire, j’ai tout juste eu le temps de faire une sieste et de prendre une douche avant de venir ici. Papa m’a appelé.

Elle fronce les sourcils. En règle générale, j’appelle plutôt Arsène par son prénom, et Kimpa Mam’s, mais je crois que ce n’est pas vraiment ça qui surprend ma mère.

— Il m’a demandé de venir, il voulait me parler d’un truc, ça avait l’air urgent.

Elle secoue la tête et soupire, ne cachant pas sa désapprobation.

— Une idée de ce qu’il me veut ?

— Non, mais tu connais ton père, quand il a quelque chose en tête…

— Il lui faut des réponses tout de suite, complété-je pour elle.

— Sur ce point, vous êtes pareils. Impatients tous les deux.

Je l’attrape par les épaules et dépose un baiser dans ses cheveux.

— C’est pour ça que tu nous aimes.

— Certainement pas ! Mais j’ai appris à faire avec. Et en ce qui te concerne, tu étais beaucoup trop mignon pour que je reste indifférente.

— J’étais ? Ça veut dire que je ne le suis plus ? fais-je semblant de m’offusquer.

— Regardez-le, déjà à la pêche aux compliments de bon matin, râle la voix ensommeillée d’Indy, ma sœur, qui vient d’entrer dans la pièce.

Elle est en pyjama, ses cheveux crépus créent une auréole désordonnée autour de sa tête et elle a l’air à peu près autant en forme que moi qui n’ai quasiment pas dormi. Mais je sais qu’une fois son café avalé, elle sera d’attaque pour soulever des montagnes. Les femmes de cette famille sont impressionnantes.

— Tu veux un compliment toi aussi, Indy ? Ce pyjama te va à ravir. Ça fait ressortir ton teint d’emmerdeuse.

Pour toute réponse, j’ai le regard le plus noir qu’elle a en stock, mais je ne me laisse pas décourager.

— Pas de câlin à ton grand frère ?

— Pour venir respirer les effluves de ta dernière conquête sur ta chemise ? Non merci.

Je pose une main sur mon cœur, faisant semblant d’être choqué par ses propos. Indy m’adresse un rictus avant de se laisser tomber lourdement sur une chaise.

— Qu’est-ce qui t’amène si tôt ici ? Tu as passé la nuit avec la voisine et tu t’es enfui avant que le jour se lève, pour ne pas risquer qu’elle te demande ton numéro de téléphone ?

— Indy, sois gentille avec ton frère, gronde maman qui est dos à nous en train de remplir des mugs de café.

J’adresse un sourire victorieux à ma frangine en ayant l’air de déclarer : “Tu vois ? C’est moi le préféré et toi la méchante”. Jusqu’à ce que Kimpa ajoute :

— Et toi, ne cherche pas ta sœur, alors qu’elle vient de se réveiller.

Indy me tire la langue.

— Je devrais aller voir Arsène, le temps que le café ramène à la vie le côté étincelant de la personnalité d’Indy.

Je sors de la cuisine et je suis presque sûr que c’est un quignon de pain qui atterrit dans mon dos. Je m’en amuse, il n’y a rien que j’adore plus que me chamailler avec ma frangine, je crois. Enfin si, il y a d’autres activités que j’adore, mais rien que je n’aie envie de mixer avec une quelconque réflexion au sujet de ma sœur.

Contrairement à moi, elle n’a pas été adoptée par Kimpa et Arsène. Mais cela ne fait aucune différence, ni pour nos parents ni pour l’un d’entre nous. Quand je suis arrivé chez les Reid, c’était une puce de 4 ans plutôt dégourdie pour son âge et nous avons tout de suite accroché, malgré nos 7 ans de différence. Nous avons joué nos rôles à la perfection : celui de la petite sœur ennuyante pour elle, et moi, j’ai pris à cœur celui du grand frère protecteur qui terrorisait quiconque l’embêtait.

Je ne mets pas longtemps à trouver Arsène, puisqu’il est dans son bureau. C’est la pièce où il passe le plus clair de son temps, et ce depuis toujours. Et même s’il ne travaille plus officiellement, il aime y traîner. Moi aussi, je l’aime bien. Elle est à son image : sobre, mais chaleureuse.

Il est allongé sur le canapé en cuir, face à l’immense télévision qui diffuse la chaîne info. Je toque sur le battant de la porte pour ne pas le surprendre, puis entre. 

Il se redresse pour s’asseoir et lance :

— Ah, Kellan !

— Salut, tu voulais me voir ?

Je m’attends à moitié à ce qu’il me fasse remarquer qu’un père peut bien demander à son fils de passer sans que ça soulève des questions, mais à la place, il dit :

— Tu peux fermer la porte, s’il te plaît ?

Je suis surpris par sa requête. Les seules fois où la porte de son bureau est close, c’est lorsqu’il veut avoir une conversation loin des oreilles de Kimpa. Ce qui n’était pas inhabituel du temps où il était dans les affaires, mais plutôt rare quand il s’agit d’Indy ou moi. S’il y a une chose que ma mère déteste, c’est qu’on lui fasse des cachotteries.

— Tout va bien ?

Il hoche la tête, cependant ma question est un peu stupide. Non, tout ne va pas bien. Mon père adoptif est malade et son état se dégrade de jour en jour. Il nous a récemment fait une frayeur en passant quelques jours à l’hôpital et personne n’est dupe dans la famille, le Arsène que nous avons connu ne sera plus jamais là.

J’ai tendance à ne pas vouloir trop y penser, mais c’est compliqué quand je le vois ainsi affaibli. Lui, le géant de presque deux mètres que j’ai tant admiré, avant même qu’il ne m’adopte, lui qui était fort, invincible, soudainement vulnérable avec ses cernes et sa couverture pour tenir chaud à son corps décharné par le cancer.

Je m’installe dans le fauteuil qui fait face au sien. Son regard me scrute une seconde et mon estomac se tord en une sensation étrange. Un sentiment que quelque chose d’important s’apprête à me tomber dessus.

Mais de tous les scénarios que j’aurais pu anticiper, celui qui va se jouer dans les prochaines minutes n’aurait jamais pu effleurer mon esprit. Cette requête qu’Arsène introduit en prononçant ces mots :

— Kellan, tu te souviens de ce que je t’ai dit le jour où je t’ai confié les rênes du Prysm ?

Je me rappelle cette conversation comme si elle avait eu lieu hier. Elle s’était déroulée d’ailleurs dans ce même bureau, un matin un peu semblable à celui-ci. Comment aurais-je pu oublier ? J’ai toujours su qu’Arsène m’avait élevé comme il l’aurait fait avec un fils de son sang. Ni lui, ni Kimpa, ne m’ont jamais fait sentir que je n’étais pas à ma place. La sensation d’imposture que j’ai pu avoir en déboulant à l’improviste dans leurs vies un soir d’hiver, à l’âge où j’étais déjà assez grand pour comprendre que ma mère biologique ne voulait plus de moi, s’est estompée au fur et à mesure des années. Tout ça grâce à l’amour de Kimpa et à la confiance d’Arsène envers moi. Cette dernière, si j’avais eu à en douter, s’était confirmée ce matin-là, quand il m’avait avoué qu’il n’envisageait personne d’autre que moi pour reprendre le club. Je travaillais déjà à ses côtés au Prysm, ainsi que pour l’Agence depuis quelques années, mais jamais je n’avais vraiment songé être digne de prendre sa place.

— Je ne l’ai pas oublié.

Il fait un signe de tête approbateur, rapidement interrompu par une quinte de toux qui ne m’inspire rien de bon.

— Je t’ai dit que le Prysm était à toi, à deux conditions. La première, que tu t’occupes toujours de ta mère et ta sœur, quand je ne serai plus capable de le faire.

— Papa, grogné-je. Tu sais très bien que tu n’as pas besoin de…

— Pas la peine de se mentir, Kellan, me coupe-t-il avant que je ne finisse. Je fais bonne figure devant elles, mais on sait très bien toi et moi que je suis plus près de la fin que d’autre chose.

Je ne lui fais pas remarquer que Mam’s en est consciente également, sinon elle ne serait pas aussi déprimée. Indy m’a confié qu’elle l’avait surprise à pleurer en cachette. Ce n’est pas la peine d’alourdir le fardeau d’Arsène, il ne pourra rien y changer. À la place, je lui réponds :

— Je n’allais pas dire ça. Je voulais juste te confirmer que tu n’as pas besoin de me rappeler de m’occuper d’Indy et maman. Je le ferai bien volontiers, que tu sois là ou pas. Elles sont les femmes les plus importantes de ma vie, les seules femmes qui comptent dans ma vie, d’ailleurs.

— Ce ne sera peut-être pas toujours le cas, s’amuse-t-il.

Nous avons déjà eu ce genre de conversation et comme à chaque fois, j’y coupe court :

— Je conçois que tu aies trouvé ton bonheur dans la vie maritale, mais je ne pense pas être fait de la même étoffe que toi sur ce point-là.

Je fais mine de ne pas remarquer son sourire et continue :

— Si ce n’est pas me rappeler mon engagement envers maman et Indy, alors je suppose que c’est de la deuxième condition dont tu veux me parler ? Tu sais que je n’ai qu’une parole. Tu m’as dit qu’il viendrait un jour où tu me demanderais quelque chose et que je devrais m’y plier, même si cela ne me convient pas. Je te le répète, je le ferai, quelle que soit ta requête.

Je ne plaisante pas, tout comme je ne plaisantais pas le jour où j’ai pris cet engagement. Je dois trop à Arsène pour lui refuser quoi que ce soit. Il y a une chose qu’il m’a apprise dès mon plus jeune âge : on peut ne rien posséder dans cette vie, mais tout le monde a une parole. Savoir l’honorer fait de nous quelqu’un de valeur, peu importe la somme sur notre compte en banque.

Arsène m’observe un long moment. Je ne suis pas du genre nerveux, en règle générale, mais là, j’ai la sensation d’être revenu des années en arrière, après que le principal du collège l’avait appelé et que j’attendais la sentence de ma punition.

— Tu te souviens de Sahlia Cherki ?

Je scanne mentalement le grand répertoire des femmes que je pourrais connaître qui répondent à ce nom, mais rien ne vient.

— Je ne crois pas. Je devrais ?

— Tu ne l’as pas vue depuis quelques années. C’est la fille de Karim Cherki. Il…

— Était un des hommes de main de mon père, complété-je pour lui.

Je ne songe pas souvent à mon père biologique, celui dont je porte pourtant le nom et dont l’image s’estompe un peu plus chaque année qui s’écoule.

— C’est ça.

— Et pourquoi parle-t-on de la fille de Cherki ? 

Je crois me souvenir vaguement d’une adolescente maigrelette cachant sa timidité derrière de longs cheveux bruns bouclés. Elle est plus jeune que moi, elle doit être tout juste majeure.

Arsène me regarde avec un sérieux qui me fait comprendre que ses prochaines paroles seront cruciales.

— J’ai besoin que tu la rencontres et que tu arrives à la convaincre de t’épouser.

2

Kellan

L’épouser ?

J’ai dû mal comprendre.

— L’épouser ? répété-je en étant convaincu que sa langue a fourché.

Il voulait dire l’épousseter ? N’est-ce pas ? Bien que je ne saisisse pas trop pourquoi on aurait besoin d’épousseter une personne vivante.

— Oui, j’aimerais que tu te maries avec Sahlia Cherki.

Je suis presque certain que j’ai bien compris sa phrase. Mais est-ce qu’Arsène souffre de problèmes cognitifs à cause de sa maladie ? Maman ne m’a rien dit à ce sujet, mais ça ne serait pas étonnant qu’elle me cache des choses. Elle a tendance à vouloir être un peu trop protectrice par moments.

— Je sais que ça peut te paraître soudain et étrange.

— Eh bien, c’est-à-dire que…

— Je ne te demande pas de comprendre les raisons qui me poussent à te réclamer ce service.

Je me racle la gorge et tente de reprendre mes esprits.

— Non, mais j’aimerais bien les connaître, en fait.

Il secoue la tête.

— C’est… je ne peux pas te les dévoiler. J’ai juste besoin que tu te rappelles que tu m’as donné ta parole, quand je t’ai confié le Prysm.

Je reste bouche bée quelques secondes.

— Tu veux utiliser cette promesse pour… pour que j’épouse cette Sarah ?

Heureusement que je suis assis, car je pourrais en tomber à la renverse.

— Oui, c’est ça. Et elle s’appelle Sahlia.

— Mais quand je t’ai offert ma parole, je pensais à quelque chose du genre… je sais pas… que j’allais devoir enquêter sur un truc avec l’Agence, ou aider un de tes anciens clients, péter un genou à quelqu’un que tu détestes sans raison valable… ou même embaucher un gars que tu connais alors qu’il est totalement incompétent. Tiens ! Sahlia, elle voudrait peut-être un poste d’hôtesse ? Ça, je peux lui en trouver un !

Je prie pour qu’il me réponde que c’est une excellente idée. C’est vrai, quoi, si elle a des petits soucis de fin de mois, c’est le meilleur moyen. Je suis un féministe… je crois ? Je suis pour le fait que les femmes se débrouillent elles-mêmes. Les épouses entretenues, non merci.

— Je ne te demande pas de l’embaucher pour faire la potiche au club.

— Barmaid, alors ? Ou croupière ! Pour la partie casino clandestin. Si elle est capable de tenir sa langue, elle pourrait très bien…

— Non, elle n’a pas besoin d’un job. Elle en a déjà un et je doute qu’elle veuille en changer.

— Si je la paye davantage qu’elle ne l’est là où elle bosse, elle pourrait très bien revoir ses plans. Qu’est-ce qu’elle fait ?

— Elle est fleurettiste, répond Arsène avec un sourire moqueur.

Je cligne des yeux, attendant plus de précisions… qui ne viennent pas. Il a dit fleurettiste, pas fleuriste…

— Fleurettiste comme…

— Comme escrimeuse, dont l’arme est le fleuret.

Son explication me laisse sans voix.

— C’est un métier, ça ? Enfin, je veux dire, c’est quoi l’utilité de ça de nos jours ? Ça fait longtemps que d’Artagnan et ses potes sont au chômage, non ? Est-ce qu’elle sert dans la garde présidentielle ou un truc du genre ?

Arsène rit doucement et dans d’autres circonstances, j’aurais apprécié de le voir dans cet état. Les occasions se font plus rares ces derniers temps.

— Elle pratique l’escrime à haut niveau, elle est pressentie pour faire partie de l’équipe nationale aux prochains Jeux olympiques.

— Super pour elle. Mais ça ne me dit toujours pas pourquoi tu veux que je l’épouse !

— J’ai mes raisons.

Pourquoi j’ai l’impression qu’à chaque fois que je poserai la question, il va me répondre un truc comme ça ? C’est hyper frustrant ! On parle d’un mariage, tout de même !

— Ça a un rapport avec mon père ?

— Cherki n’était qu’un pion dans l’organisation de ton père. Je ne pense pas que ce dernier aurait eu pour plan que tu épouses Sahlia.

— Alors pourquoi ?

Cette fois-ci, mon ton ne cache pas l’exaspération.

— Tu as donné ta parole. Souviens-toi, c’était sans condition.

Il fait un mouvement pour se lever et je constate que cela lui demande un effort considérable. C’est probablement ce qui me retient d’exploser.

— Mais un mariage… je ne suis pas…

— Oh, crois-moi, je sais bien que ça ne faisait pas partie de tes plans. Du moins, pas à l’heure actuelle. Mais comme tu peux le remarquer, le temps presse un peu.

Mon cœur se serre à son sous-entendu. Je trouve tout de même la force de lui demander :

— Et si je ne le fais pas ?

Il soupire et déclare :

— Dans ce cas, le Prysm sera vendu et les profits iront à une œuvre de charité. Tout est déjà réglé avec mon avocat.

Je passe une main rageuse dans mes cheveux.

— Putain !

Arsène fait quelques pas brinquebalants en direction de la sortie de son bureau.

— Je sais que tu ne me décevras pas, Kellan.

— Je n’en serais pas si certain, à ta place !

Il ne répond pas et me laisse seul dans la pièce à prendre la mesure de ce que je viens d’apprendre.

Me marier…

Avec une inconnue…

C’est tellement incongru ! Surtout qu’Arsène sait très bien ce que je pense du mariage. À vrai dire, toute la ville est au fait de ce que je pense du mariage ! C’est une institution dépassée et totalement hypocrite. On ne peut pas rester fidèle et amoureux d’une même personne toute sa vie. Il suffit de voir mes parents biologiques pour en être certain. Du peu que je me souviens du temps où nous vivions encore ensemble, ils passaient leur vie à se disputer. Il n’y avait pas plus mal assortis qu’eux. Je ne le comprenais pas vraiment à l’époque, mais les fréquents coups de canif aux vœux de mariage, de la part de l’un comme de l’autre, étaient le motif principal de leur conflit. On dit que la pomme ne tombe jamais bien loin de l’arbre… Mais j’ai au moins l’honnêteté de ne pas faire croire à une femme que je vais lui rester fidèle pour un temps, ou encore pire, toute une existence.

Je finis par quitter le bureau d’Arsène dans un état second. Je croise Indy dans le couloir.

— Ça va ? Tu es tout pâle.

— Je ne me sens pas bien. Tu peux dire à Mam’s que j’ai dû partir ?

Je n’attends pas sa réponse. Je me précipite dans la rue, l’air frais du matin ne fait rien pour calmer l’anxiété qui me ronge le bide. Je commence à marcher sans but précis, juste parce que mes jambes fonctionnent toutes seules alors que mon cerveau turbine à toute allure. Puis elles se calent sur son rythme, j’accélère, je me mets à courir. Et avant même que j’aie compris où j’allais, je me retrouve devant la porte d’Ezio, mon associé et meilleur ami.