Chapitre 1

Livio

Il y a des jours où l’on sent que tout va aller de travers, et celui-ci en faisait partie. Comment pouvais-je en être certain ? C’était inexplicable : un sentiment, une intuition. C’est mon truc, ça, les intuitions. Normal pour un flic, diront certains…

C’était peut-être à cause du café renversé sur mes dossiers, ou bien le fait que mon estomac grondait depuis déjà plusieurs heures.

Foutu régime !

Une chose était sûre : ce n’était pas sur le point de s’améliorer. Un cadavre sur les bras, ce n’est jamais une bonne nouvelle.

Je garai ma voiture devant une petite maison de ville comme il en existe des centaines à Nice, au bout d’une impasse qui, je supposai, devait être relativement calme en temps normal.

Parfaite pour organiser des rencontres en toute discrétion.

L’endroit était déjà envahi de bagnoles de police, et un cordon de sécurité avait été installé afin de dissuader les curieux de s’approcher. Il y avait quelques personnes massées derrière qui arboraient des airs graves — des voisins sans aucun doute — et qui à aucun moment n’auraient pu présager que cette maison serait la scène d’un drame. J’imaginai sans peine les articles des journaux du lendemain : on y parlerait d’une famille sans histoire, d’un homme courtois et discret qui rendait régulièrement visite à sa grand-tante.

Monsieur tout le monde, en somme.

Mais Bruno Santoni n’était pas le voisin idéal, ni le petit-neveu parfait, et ça, j’étais bien placé pour le savoir.

Si on m’avait appelé en renfort, c’était parce que je cherchais à coincer ce salaud depuis un bout de temps déjà. Est-ce que cette fois-ci il avait fait l’erreur de trop ? Une grande partie de moi l’espérait. Il n’y a rien qui me mette de plus mauvaise humeur que de penser qu’il y a un tueur se baladant en toute impunité dans les rues de ma ville. Surtout s’il a un CV comme celui de Santoni : meurtres, racket, trafics en tous genres, l’homme était loin d’être un saint. Mais il fallait lui reconnaître une qualité : il était assez malin pour ne pas se faire pincer.

Je quittai l’habitacle de mon antique Volkswagen et pris la direction de la maisonnette aux murs ocre. Devant le portail en fer forgé, je croisai une jeune femme blonde avec une queue de cheval. Elle semblait un peu essoufflée :

— Bonjour, qui est le responsable ici ? lui demandai-je.

— Ils sont tous à l’intérieur, le lieutenant Lefèvre est en train d’interroger la propriétaire de la maison au salon. Le corps est dans la cuisine, c’est pas très beau à voir, dit-elle en baissant les yeux.

Je me fis la réflexion que c’était peut-être son premier homicide, et elle ajouta en montrant la rue : 

— Je fais partie de la Scientifique, je vais chercher mon matériel.

Je m’effaçai pour la laisser passer. Une nouvelle, j’en étais certain. Je ne l’avais jamais croisée, et vu son âge, elle ne devait pas être dans la police depuis longtemps. Mais pour une fois, ils n’avaient pas mis des heures à rappliquer !

Je pénétrai dans un couloir aux tommettes usées, et me dirigeai vers ce qui me semblait être le salon. J’y trouvai le policier chargé de l’enquête en plein interrogatoire. Face à lui, sur un canapé qui fut à la mode à une époque que je n’avais pas connue, une vieille femme était assise. Ce devait être la propriétaire des lieux : Madeleine Barale, la grand-tante de Bruno Santoni. Le collègue, je le connaissais bien, puisqu’il s’agissait ni plus ni moins du compagnon de ma petite sœur Lara : Adam Lefèvre.

— Lefèvre, le saluai-je pour lui notifier ma présence.

— Rossi numéro 1, répondit-il en levant à peine les yeux de son carnet de notes.

Je détestais ce surnom, comme tous les semblables qu’on me donnait. Le souci était que nous étions deux policiers nommés Rossi à Nice, et l’autre (surnommé numéro 2, comme vous pouvez vous en douter), n’était autre que mon frère Giovanni. À mon grand désespoir, les gens avaient pour habitude de nous désigner ainsi. Au moins, nos deux autres frères étaient exempts de numéros, puisque leurs professions étaient différentes. Il y avait donc Rossi le pompier pour Matteo, et Rossi l’avocat pour Vincenzo. Quoique pour ce dernier, suivant les personnes qu’il avait pu représenter, il se voyait parfois affublé de surnoms bien moins sympathiques.

Il était déjà arrivé que Giovanni soit appelé sur une intervention, que Matteo se retrouve à emmener un blessé aux urgences, que je sois chargé de l’enquête et que pour finir Vincenzo soit choisi comme avocat de la défense. Une sorte de cercle vertueux 100 % Rossi. Il n’y avait que notre petite sœur, organisatrice de mariages, qui pour le coup en était souvent exclue (à moins d’un improbable happy end).

Pendant qu’Adam achevait son interrogatoire, j’allai jeter un coup d’œil à la victime. L’homme était allongé au centre de la cuisine, et à ses pieds étaient éparpillées des céréales en forme de nounours chocolatés. On ne s’imagine jamais un criminel avoir un goût pour la nourriture régressive, mais ça arrive bien plus souvent qu’on ne le croit. Moi, ce qui m’interpellait à ce moment-là, c’était pourquoi on lui avait servi ça au beau milieu de l’après-midi ? Un café, une part de gâteau, pourquoi pas… mais des céréales pour gamins ?

Mais avant de résoudre le mystère céréalier, j’avais un problème bien plus important : retrouver le gars qui lui avait planté une balle entre les deux yeux. Rien que la méthode d’exécution était du pur Santoni. Nette, efficace… enfin, si on mettait à part les amas de substance visqueuse qui recouvraient maintenant les placards de la cuisine. La Scientifique allait avoir du boulot. J’espérais que la petite blonde avait le cœur bien accroché. Pour ma part, la faim m’était passée.

J’observai l’homme en imaginant à quoi il pouvait ressembler, il y a encore quelques heures, avant que la vie ne quitte ses yeux. S’était-il levé le matin avec un mauvais pressentiment ? Avait-il craint pour sa vie en arrivant ici ? Personne ne se visualise mourir dans une cuisine. Encore moins à côté d’oursons semblant vous narguer avec leurs petits sourires facétieux. 

Il avait l’apparence d’un gars lambda, comme on en croise tous les jours. Ils ont toujours l’air de gars quelconques. Personne ne naît avec une tête de mafieux, pas même Santoni.

La victime avait la quarantaine, des cheveux un peu trop longs, un abdomen qui laissait présager un amour de la bonne chère, un t-shirt usé mais propre, avec le logo d’une marque de sport à la mode. 

Je n’entendis Adam me rejoindre que lorsqu’il se trouva juste à côté de moi.

— On a une idée de qui c’est ? l’interrogeai-je.

— Aucune, j’espère que la Scientifique pourra nous aider sur ce coup-là.

— J’ai croisé l’une d’entre eux, elle est partie chercher son matos.

— Super, je ne savais pas qu’ils étaient déjà là.

— On a quoi ?

— Pas grand-chose. D’après ce qu’elle dit, Madame Barale faisait la sieste lorsque le coup de feu a été tiré. Son neveu Bruno Santoni était censé boire un café avec un de ses amis. Mais elle était couchée quand il est arrivé. C’est une étudiante qu’elle loge ici qui a donné l’alerte, et qui selon les premières personnes présentes sur les lieux a indiqué avoir vu Santoni dans la cuisine, une arme à la main, avant qu’il ne prenne la fuite. Elle vit dans la dépendance à côté, mais était venue dans la maison principale pour demander à Madame Barale si elle avait du lait pour ses céréales. Elle a entendu le coup de feu alors qu’elle passait la porte.

— Laisse-moi deviner, elle mangeait des oursons au chocolat ?

— Ouais, elle a fait tomber le bol en découvrant le cadavre.

— Je la comprends, marmonnai-je avant de demander : elle est où, maintenant ? Si elle a vu notre homme, je vais avoir besoin de lui parler.

— On l’a gardée dans une des chambres de l’étage. On voulait interroger les deux femmes séparément, histoire de ne pas influencer leurs versions. J’ai un gars devant la porte.

— Et la mémé, qu’est-ce qu’elle t’a raconté ?

Il soupira.

— Rien d’intéressant. Bien entendu son petit-neveu est un saint, il vient deux à trois fois par semaine, il lui fait ses courses, il la sort parfois au restaurant le dimanche, il est très poli et c’est tout à fait impossible que ce soit lui qui ait abattu un homme dans sa cuisine.

— Ouais, comme d’habitude, dis-je.

Les familles des pires crapules ont toujours un tas de choses positives à dire sur eux. En les écoutant, ce sont évidemment des gars sérieux, honnêtes, on leur donnerait le bon Dieu sans confession. Ma propre mère ne parlerait pas de moi en termes si élogieux. Je n’ai aucune hésitation sur le fait qu’elle nous porte très haut dans son estime, nous ses cinq enfants, mais si on venait l’interroger, la première chose qu’elle raconterait aux enquêteurs serait des anecdotes douteuses sur notre adolescence, ou combien il a été difficile d’élever quatre garçons avec si peu de différence d’âge. Puis elle enchaînerait sur le fait que je ne l’appelle pas assez souvent, ce qui fait de moi un ingrat qu’elle a trop gâté.

— Elle admet qu’il reçoit parfois des amis ici, mais c’est parce qu’il aime profiter du jardin, reprit Adam.

— Une bande d’amoureux de la nature. Ils ne feraient pas partie d’un club de jardinage, pendant qu’on y est ? demandai-je avec sarcasme. Bon, c’est pas elle qui nous le balancera. On peut aller parler à la fille ensemble ?

— Avec plaisir.

Nous grimpâmes l’étroit escalier. Sur le palier se trouvait un policier en uniforme qui me salua d’un signe de tête.

— Qu’est-ce qu’elle fait ? demanda Adam.

— Aucune idée, j’ai fermé la porte, et elle n’a pas essayé de sortir pour l’instant, nous informa le gardien de la paix.

Adam toqua sur le battant en bois, mais personne ne répondit. Nous échangeâmes un regard, et il réitéra son geste.

Toujours rien.

— Mademoiselle Robin ? C’est le lieutenant Lefèvre, je peux entrer ?

Silence.

Adam haussa les épaules, puis appuya sur la poignée. C’était fermé à clé. 

Cette fois-ci, il perdit patience et ce fut un peu plus violemment qu’il frappa.

— Mademoiselle Robin ? Ouvrez, s’il vous plaît !

S’en suivit une légère panique de mon collègue et beau-frère ; avait-elle fait un malaise ? Était-elle sous le coup du choc ? Le policier en faction partit chercher un tournevis, et je fis sauter le verrou en un tournemain.

Rapidement, nous nous retrouvâmes face à un problème : notre témoin avait disparu.

La fenêtre grande ouverte fut une réponse assez claire à la question : comment avait-elle fait ? Et en se penchant par celle-ci, il était facile de constater qu’il n’y avait pas besoin d’être un acrobate accompli pour descendre sur le toit de la petite pergola située juste en dessous, puis de se laisser glisser dans le jardin par l’un des piliers la soutenant.

— Comment tu as dit qu’elle s’appelait ?

Adam fouilla dans son calepin.

— Robin, Roxane Robin.

Le nom m’était vaguement familier. Je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus, mais je l’avais déjà entendu.

— Laisse-moi deviner. Environ un mètre cinquante-cinq, cheveux blonds accrochés en queue de cheval, jean délavé et t-shirt noir ?

— Oui, comment tu sais ça ?

— J’ai deux mauvaises nouvelles pour toi. La première : notre témoin s’est échappée ; la seconde : la Scientifique n’est toujours pas arrivée.

Chapitre 2

Roxane

 Je dévalais les kilomètres sur une autoroute du sud de la France. Cabriolet, cheveux au vent, j’aurais presque pu me croire dans un clip des Cardigans. À ceci près que zigzaguer entre les familles en monospace et les camping-cars de touristes néerlandais était bien moins glamour que de tracer la route dans le désert.

Cependant, plus les kilomètres défilaient, plus l’angoisse qui oppressait ma poitrine s’évanouissait. Quelque part un peu avant Aix-en-Provence, j’avais commencé à apprécier ce voyage improvisé.

Je me refusais de penser aux évènements de l’après-midi, et aux conséquences qu’il pouvait y avoir. Et c’est bien ça qui me terrorisait, ce n’était pas d’avoir vu un cadavre — même si sur ce point je me serais bien passée de l’expérience — c’était le fait que j’étais témoin d’un meurtre. Pire, j’avais vu le meurtrier, et n’avais aucun doute sur son identité, ni sur le fait que si j’avais ne serait-ce que l’intention de prononcer un mot à ce sujet, il me réserverait à moi aussi le sort du pauvre bougre à la coupe mulet. Est-ce que je souhaitais mourir d’une balle entre les deux yeux, et que ma cervelle se répande sur les placards de la cuisine d’une gentille grand-mère un peu crédule ?

Absolument pas.

Et je ne perdais pas grand-chose à parier que l’homme partageant les goûts capillaires de MacGyver, allongé sur le carrelage froid de la maison de Madeleine Barale, n’en avait aucune envie non plus.

Don’t stop me now de Queen passait à la radio, je montai le son pour chanter à tue-tête avec Freddie Mercury. Peu à peu, les paroles de la chanson s’infusèrent en moi, et je commençai à me croire invincible.

C’est à ce moment-là qu’une voiture de sport me dépassa. Son conducteur, la vingtaine, le cheveu impeccablement coupé et les lunettes de soleil sur les yeux, était le stéréotype même du type qui veut se la raconter, alors qu’il n’a rien sous le capot. Il me jeta un bref coup d’œil et accéléra, mais pas pour prendre le large. Non, le vrombissement de son moteur était très justement calculé pour me faire passer un message : il me provoquait.

Avait-il senti que je ne disais jamais non à un défi ? Il voulait un duel ? Il allait l’avoir.

Et j’espérais qu’il se trouvait sur la route pour aller chez sa mère, car il lui faudrait quelqu’un chez qui aller pleurer.

Nous fîmes en sorte de nous trouver côte à côte, comme sur une ligne de départ imaginaire. Puis, après un compte à rebours qui n’existait que dans nos têtes, nous accélérâmes chacun de notre côté. Pied fermement enfoncé sur l’accélérateur, mais prenant garde d’avoir de la réserve, je laissai gagner quelques mètres au vantard en voiture rouge. Lui, concentré sur la route, devait se figurer dans la course de sa vie. Pourquoi pas avec une foule en délire sur le bord de la piste en train d’acclamer son nom ? Quand j’estimai que je lui avais abandonné assez de terrain pour qu’il se croie en position de force, j’accélérai pied au plancher. Il ne me fallut que quelques secondes pour le dépasser à nouveau.

Dans mon rétroviseur, je ne manquai rien de sa surprise, vite remplacée par de la rage. Il était prêt à riposter.

Ce fut à ce moment que je renonçai, non pas parce que je ne me pensais pas capable de lui tenir tête, mais plutôt touchée par un soupçon de bon sens. Je les connaissais, ces gars-là, impossible de lâcher l’affaire tant que leur honneur n’était pas sauvé, et leur virilité de surcroît. Et peut-être qu’il était judicieux de ma part de me la jouer profil bas. Après tout, j’avais quelques petits trucs à me reprocher, et une arrestation pour excès de vitesse était une chose qui ne m’était pas indispensable.

J’aurais peut-être dû y songer plus tôt.

Car une fois retournée sur la voie de droite à une allure plus raisonnable, je ne tardai pas à distinguer un gyrophare bleu accompagné de son deux-tons.

Et merde !

J’espérai qu’ils étaient là pour le kéké dans la voiture de sport, peut-être que si je serrais les fesses et priais très fort, ils traceraient sans même me voir ? Mais je n’eus pas cette chance…

Arrivé à ma hauteur, le gendarme côté passager me fit signe de m’engager dans la prochaine sortie. Je réfléchis pendant une courte seconde à accélérer à nouveau, et tenter de les semer. Mais je conclus que si ce n’était pas eux qui m’arrêtaient maintenant, j’aurais le droit à un superbe comité d’accueil au péage suivant. Et il était plus facile d’essayer d’embobiner deux gendarmes qu’un escadron complet.

J’empruntai alors la voie de décélération, suivie de près par le véhicule bleu marine. Quand ce fut possible, je me garai sur le côté, attendant mon sort. J’étais loin d’en être à mon premier rodéo, et je savais que paniquer ne m’aiderait pas, il fallait plutôt que je trouve un plan, et vite de préférence.

C’est le gendarme assis côté passager qui sortit et qui se dirigea vers moi à pas lents, la main à sa ceinture. Certainement pour m’impressionner, et me notifier qu’il était prêt à tout, même à dégainer si nécessaire… à moins qu’il n’ait trop mangé et que ce soit un moyen pour tirer sur sa ceinture et donner un peu de place à son estomac, pendant un court instant. 

Ses sourcils étaient énormes, il ne devait pas avoir froid aux yeux. Mais au-delà de l’air sévère que cela lui conférait, je notai que Mère Nature n’avait pas été très généreuse avec lui. C’était un avantage pour moi. Les beaux gosses étaient beaucoup plus sûrs d’eux, et moins faciles à corrompre. 

Étant donné que j’avais ouvert le toit du cabriolet, il me toisa par celui-ci pendant quelques secondes. Je fis en sorte de lui offrir un sourire timide et un peu niais accompagné de quelques battements de cils. Je regrettai juste de ne pas avoir de décolleté, cela aurait été une merveilleuse distraction.

— Gendarmerie nationale, vous savez pourquoi je vous arrête, Mademoiselle ?

Je baissai les yeux, soupirai bruyamment, puis pris un regard désespéré.

— Je crois que j’étais au-delà de la limite de vitesse. Je suis désolée, j’ai été happée par l’euphorie du moment. La fin de semaine, les vacances qui se profilent… Et mes yeux ont quitté le compteur.

Je trouvai que mon numéro de gentille jeune fille insouciante sonnait plutôt juste, mais à en juger par la suite, je n’avais pas réussi à le convaincre.  

— Papiers du véhicule, s’il vous plaît.

— Ah… euh… oui, bien sûr.

Merde.

Je fis en sorte de farfouiller dans la boîte à gants, en sachant très bien qu’il y avait 99 % de chance pour qu’ils n’y soient pas. Ce vendeur de voitures que j’avais roulé un peu plus tôt était crédule, mais peut-être pas bête à manger du foin.

— Ah ben ça alors ! Mon petit ami m’avait pourtant dit qu’ils étaient là, dis-je en feignant l’étonnement.

Mais le gendarme fronça davantage les sourcils. Il faisait vraiment peur maintenant.    

— Pouvez-vous me donner votre permis de conduire, Mademoiselle ?

Son insistance sur ce dernier mot me fit comprendre que mes chances de m’en tirer facilement s’amoindrissaient de seconde en seconde. Mégasourcils n’aimait pas les jeunes filles tête en l’air, je compris que c’était une erreur de jugement de ma part. Il me fallait mettre en place la technique numéro deux : coopérer pour avoir une occasion de repartir avec une tape sur les doigts, un bon sermon, éventuellement une amende (que je ne paierais pas), mais libre.

— Oui, bien sûr, monsieur.

Je me jetai sur le sac que j’avais récupéré à la consigne de la gare, farfouillai à l’intérieur et hésitai deux secondes.

— Vous avez votre permis, au moins ? demanda l’homme un brin impatient.

— Oui, le voilà ! dis-je en lui tendant le précieux document, un sourire affable sur les lèvres.

Il l’étudia un long moment, mais cela ne m’inquiéta pas outre mesure. Le faussaire que j’avais engagé faisait de l’excellent boulot. Ce permis m’avait coûté une petite fortune.

— Angélique Rougon, lit-il à haute voix.

— C’est moi.

Il haussa les sourcils, les faisant presque disparaître sous son képi, ce qui vu leur épaisseur relevait d’une vraie prouesse. J’eus un moment de panique, puis me souvins d’un détail.

— La photo date de mon époque gothique. Ça devrait être interdit de garder toute sa vie la photo de ses dix-huit ans sur son permis, plaisantai-je en espérant que ça prenne.

Et à ma grande surprise, je vis enfin un rictus se peindre sur les lèvres de Groucho Marx[1].

— Pour les papiers du véhicule… commença-t-il.

Mais nous fûmes interrompus par son collègue qui ouvrit sa portière, et descendit à son tour de la voiture. En fait, il s’agissait de sa collègue, et vu son air de bouledogue sur le point d’attaquer, je compris que jusqu’alors j’avais eu affaire au plus sympa des deux.

Cette fois, je crois que mon heure est venue.

J’avais plus d’un tour dans mon sac. Mais là, j’étais en manque d’inspiration. Peut-être à cause du choc de l’après-midi, ou peut-être que j’étais dans un de ces jours où mon mojo s’était fait la malle. Je savais que j’étais cuite. La seule question qui restait était : à quel point ?

Elle fit signe à son collègue de la rejoindre, et si le conciliabule qu’ils tinrent à quelques mètres de ma voiture ne dura pas longtemps, il n’en fut pas moins dévastateur.

Mégasourcils revint vers moi, cette fois-ci avec un visage déterminé. Et sa collègue me toisa avec une telle froideur que j’eus l’impression que j’allais me transformer en esquimau glacé.

— Pouvez-vous descendre du véhicule, Mademoiselle ?

Dans un dernier coup de bluff, je tentai la surprise :

— Hein, mais pourquoi ?

Groucho m’observa avec l’air de celui qui a un taser et qui n’aurait pas peur de s’en servir. Je compris que plus je le faisais patienter, plus ça risquait de tourner court pour moi. Si je ne souhaitais pas faire une virée jusqu’à la gendarmerie menottée dans le coffre, j’avais intérêt à mettre un minimum de bonne volonté.

Je désamorçai ma ceinture, ouvris la portière, et à peine fus-je sur mes jambes que je me retrouvai plaquée contre l’habitacle pendant que la collègue frustrée était en train de me menotter.

— Eh ! Je peux savoir ce que j’ai fait ?

— Le véhicule a été déclaré comme volé.

— Mais c’est un malentendu !

— Ah oui ? Où sont les papiers dans ce cas ?

— C’est… ce n’est pas un vol ! Un emprunt tout au plus !

— Et vous étiez de surcroît en excès de vitesse, ajouta-t-elle en me poussant vers leur voiture.

— C’est ce que je disais ! Je testais le véhicule dans le but de voir si oui ou non j’allais l’acheter.

— À plus de 100 kilomètres de son point de vente ?

— Une telle voiture, ça mérite réflexion avant de prendre un prêt sur cinq ans, arguai-je mollement.

— Vous irez raconter ça au poste à mon collègue, en attendant, on vous embarque.

Non, vraiment, cette idée de me mesurer à l’abruti en voiture rouge était la pire que j’avais eue ce jour-là. Quoique… S’il y avait bien un endroit où Bruno Santoni n’irait pas me chercher, c’était dans une gendarmerie.


[1] Groucho Marx : acteur américain aux sourcils tellement épais qu’il existait des masques à son effigie avec d’épais sourcils.